17 décembre 2008

Islamisme au Cambodge


A priori, quand on aborde la question de l’islam radical en Asie du Sud-Est ou tout simplement de l’Islam dans cette région, rien ne ferait penser au Cambodge. Ce vieux pays khmer aux quatre mille pagodes semble loin de cette menace ; néanmoins, à y regarder avec plus d’attention l’on s’aperçoit d’une tout autre réalité. Certes, sur une population de près de douze millions, environ 92% sont bouddhistes Hinayana et Theravada ; on y trouve bien des chrétiens, mais ils ne comptent que 4 à 5 mille âmes pour moitié catholiques et pour moitié protestants. Néanmoins, c’est oublier que deux cent à cinq cent mille individus[1] sont d’ethnie Cham[2] ou d’origine malaise et donc musulmans. Les Chams, islamisés depuis des siècles par des marchands indiens, malais ou indonésiens, sont issus de l’ancien Royaume de Champa[3], sur la côte sud-est du Vietnam. La péninsule de Chrouy Changvar, tout près de Phnom Penh au confluent du Mékong et du Tonlé-Sap, est considérée comme le centre spirituel des Chams, et de nombreux dignitaires musulmans y résident ; ces dernières années, ce n’est pas moins de cinq mosquées qui y ont été construites[4].

Durant la terrible dictature Khmer Rouge, la Cambodge a perdu un quart de sa population des suites de torture, d’assassinats, d’extermination en masse dans des camps, de malnutrition et de maladies. A partir de 1975, sous le régime de Pol Pot, les musulmans cambodgiens furent particulièrement frappés, comparativement aux autres communautés du pays. Près de 132 mosquées furent détruites, la pratique de la religion du prophète bannie et 400 à 500 000 exterminés selon certaines sources[5] sur une population d’environ 700 000 avant 1975 ; seulement vingt des cent treize dignitaires religieux musulmans survécurent[6]. Il n’est donc pas étonnant que les musulmans cambodgiens soient aujourd’hui totalement en faveur du jugement des chefs Khmer Rouge survivants devant une Cour de justice. Ce n’est seulement qu’à partir des années 1990, après la période de l’UNTAC (United Nations Transitional Authority in Cambodia) et l’accord de paix signé à Paris en 1991, que la place des musulmans cambodgiens a été réhabilitée au sein du royaume. Cette réhabilitation fut rapidement accompagnée de reconstruction de mosquées dans tout le pays, quant à la vie religieuse elle fut restaurée par le biais de philanthropes étrangers, d’ONG islamiques et de pays étrangers.

C’est dans ce cadre que l’instruction coranique et des écoles islamiques purent renaître ; une nouvelle génération de prédicateurs était créée. Notons que cette réorganisation fut facilitée par un patronage royal et officiel. S’il existait une vingtaine de mosquées au début des années 90, la Cambodge en comptent aujourd’hui cent cinquante « sur lesquels s’appuient un important réseau de madrasas et de lieux de prière [7]». Ainsi, se trouve dans la capitale la Revival of Islamic Heritage Society (RIHS), basée au Koweit, qui abrite plusieurs centaines d’orphelins et enseignant le wahhabisme ; cette tradition arabe n’est pas sans s’opposer à celle des Chams qui veut que les orphelins restent à la charge de la grande famille. Cinq autres pensionnats de ce type existent en province. Dans le même genre d’association islamo-caritative[8], l’on trouve l’organisation saoudienne Om Al-Qura ; des étudiants sont ainsi envoyés à Médine ou à Riyad pour apprendre la « vraie » religion, « purifiée » des apports bouddhistes ou hindouistes qui irritent les missionnaires arabes. Selon les estimations récentes, 15 à 40% des musulmans du Cambodge pratiqueraient aujourd’hui le wahhabisme ; au rythme actuel, rapporte le journaliste Jean-Claude Pomonti, le wahhabisme sera dans quelques années l’élément dominant de l’islam khmer. Les autorités cambodgiennes ont remarqué effectivement l’influence croissante de la doctrine wahhabite au sein de la communauté Cham ainsi que la présence d’enseignants arabes et pakistanais dans les madrasas[9] ; mais rien ne peut être entrepris jusqu’à présent à l’encontre de ce développement de cet islam puritain puisqu’il reste strictement dans le cadre de la légalité[10]. Les Chams sont bien intégrés dans la population cambodgienne[11] et ils entretiennent de bonnes relations avec les autorités selon Haji Yusuf, recteur de la Mosquée Al-Azar de Phnom Penh.

Tous les Chams musulmans sont sunnites de l’Ecole Shafii et se divisent en deux grandes branches : les traditionalistes et les orthodoxes. Particularité s’il en est, la société Cham est matriarcale et matrilinéaire. Les relations entre ces deux groupes principaux composant la communautés musulmanes ne sont pas très cordiales. Des conflits nombreux ont émaillé leurs contacts, de manière croissante d’ailleurs, notamment entre 1954 et 1975[12]. Les traditionalistes, représentant les deux tiers des Chams, conservent de nombreuses traditions ancestrales et rites pré-musulmans ; ils considèrent Allah comme Dieu Tout Puissant, mais ils reconnaissent également d’autres déités non-islamiques. Ils sont beaucoup plus proches, en tout état de cause, des Chams vivant sur les côtes du Vietnam que d’autres musulmans. Les Chams croient au pouvoir de la magie et de la sorcellerie, attachant une grande importance aux pratiques magiques qui leurs permettent d’éviter maladies ou mort violente ou lente ; ils croient en de nombreux pouvoirs surnaturels. Bien qu’ils manifestent très peu d’intérêt pour le pèlerinage à La Mecque et aux cinq prières quotidiennes, ils célèbrent de nombreuses fêtes et rituels musulmans. La pratique religieuse des Chams traditionalistes a subi une sorte de « khmèrisation », au point que les sermons du vendredi sont faits en langue Khmère[13]. Ils sont regroupés autour de certaines zones comme celle de Phnom Penh-Odongk, et les provinces de Takev et de Kampot. Les Chams orthodoxes quant à eux, regroupés dans les provinces centrales du pays : Battambang, Kampong Thom, Kampong Cham et Pouthisat (« Zones d’implantations Cham ») adoptent une religion plus « stricte », peut-être à cause des liens très proches (mariages mixtes) qu’ils ont avec la communauté malaise. En fait, les orthodoxes pratiquent des coutumes malaises et en ont adopté l’organisation familiale ; nombreux sont ceux d’ailleurs qui parlent le Malais (Bahasa Melayu). Ils envoient leurs ressortissants à La Mecque et participent aux conférences islamiques internationales. Aujourd’hui, aux dires de l’Imam de la Mosquée Al-Azar de Phnom Penhn, Haji Yusuf, ce n’est pas moins de cent personnes qui se rendent en pèlerinage à La Mecque[14].

En dehors de ces deux subdivisions, regroupant 90% de la communauté musulmane cambodgienne, nous pouvons relater[15] l’existence d’autres branches sans pouvoir néanmoins bien les cerner. Il y aurait la branche « Saoudi-Koweitienne wahhabite » (5 à 6 %), la branche « Iman-San traditionnelle » (2 à 3 %) et la branche « Kadiani » (2 à 3 % également). Certaines tensions ont été constatées parmi ces différentes branches minoritaires qui reçoivent un soutien financier soit d’Arabie Saoudite, du Koweit, de Malaisie soit encore d’Indonésie ceci en fonction de leurs particularités et origines propres[16]. Force est de constater toutefois que l’aide arabe s’accompagne d’une volonté de « purifier » les pratiques syncrétistes des Chams.

Ce qui est à craindre en tout état de cause avec le développement de l’islam rigoriste d’essence wahhabite, c’est qu’avec l’abandon de coutumes qu’ils partagent avec les autres canbodgiens, les Chams risquent de se marginaliser et d’offrir un terrain fertile à des manipulations ; par ailleurs, à l’heure actuelle, il ne serait pas étonnant d’apprendre par exemple que des camps d’entraînement ou des bases relais recevant des islamistes radicaux, existent dans telle ou telle zone reculée du pays, camps servant à des mouvements transnationaux tel la Jemaah Islayiah (JI) ou à d’autres.
Notes :

[1] Les estimations divergent et donnent des chiffres allant de 185 000 à 500 000 Chams musulmans, soit au maximum 4% de la population totale du Cambodge.
[2] Arrivés en 1177 au cours d’une invasion conduite par Jaya Indravarman IV durant le règne de l’usurpateur Yaçovarman II. La flotte Cham, guidé par un naufragé chinois, put aller jusqu’à la capitale Khmère, par mer, puis en remontant le Mékong et les grands lacs. Au cours des combats, Angkor fut saccagée et la puissance khmère semblait anéantie ; c’est alors que le Prince Jayavarman II sortit de sa retraite et prit le pouvoir, rétablit l’ordre et chassait les Chams. Cf. M. Giteau : « Histoire du Cambodge », p.96-97, éditions Didier, 1957.
[3] En 1471, le Champa fut conquis par les vietnamiens, et beaucoup de Chams fuirent vers le Cambodge. Selon les dirent de l’universitaire Cham Po Dharma, les Chams vivent au Cambodge depuis 1456.
[4] Jean-Claude Pomonti : « Wahhabisme au Cambodge », Le Monde, 13 novembre 2002.
[5] IslamOnline & News Agencies.
[6] US Federal Research Division of the Library on Congress under the Country Studies / Area Handbook Program sponsored by the US Dpt of Army, décembre 1987.
[7] Op. Cit. Jean-Claude Pomonti.
[8] On trouve également une ONG yéménite.
[9] Barry Desker : « Extremist interpretation of Islam », écrit et présenté par Augustine Anthuvan, Radio Singapore International, 4 février 2003. B. Desker est directeur du think tank singapourien Institute of Defense and Strategic Studies (IDSS) ; il fut Ambassadeur de Singapour en Indonésie de 1986 à 1993.
[10] Tactique éprouvée des fondamentalistes dans un grand nombre de pays où ils représentent seulement une minorité.
[11] Il y a actuellement 20 Chams tant au gouvernement qu’à l’Assemblée Nationale et d’autres également dans l’Armée.
[12] Cf. « Cambodia – Islam » : Coutry study from US Library of Congress.
[13] Omar Farouk Bajunid (Hiroshima City University) : « Workshop on the study of Jawi Documents in Southeast Asia », organisée par la Japan Society for SEA History, Sophia University, 23 février 2002.
[14] Robert Carmichael et Lon Nara : Phnom Penh Post, n°10/22 26 octobre/8 novembre 2001.
[15] Bureau of Democracy, Human Rights and Labor : « Cambodia Religious Freedom Report ; International Religious Freedom report – Released on October 26, 2001 », Section I. Religious Demography.
[16] Op. Cit. Section III. Societal Attitudes.

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