11 mars 2011

Indonésie : vers une pakistanisation de l’archipel ?

Des événements récents en Indonésie reposent une fois encore la question de la sécurité, de la protection et de la survie des minorités dans ce vaste pays. En quelques mois, des minorités musulmanes et chrétiennes ont été les victimes de groupes islamistes radicaux détruisant des mosquées, des églises, des habitations, des biens, et surtout provoquant trois morts au cœur même de l’Indonésie, à Java, où vivent plus de 60% de la population de l’archipel lequel compte près de 240 millions d’habitants. Le problème ne s’arrête pas là, puisque un certain nombre de province ont promulgué des décrets interdisant la pratique « visible » du culte et tout prosélytisme pour la communauté Ahmadiyah, ceci « pour la préservation de l’ordre public et de la sécurité des Ahmadis ».
Hadhrat Mirza Ghulam Ahmad (1839-1908),
fondateur de la congrégation des Ahmadis
En quelques mois, les islamistes indonésiens (animés par le Front des Défenseurs de l’Islam, le FPI, mais aussi par d’autres groupuscules d’activistes) ont attaqué non seulement des  membres de la secte Ahmadiyah (à Cikeusik, province de Banten, le 6 février dernier), mais encore la petite communauté chiite (école Al-Ma’hadul à Kenep, Pasuruan, sur Java Est, le 15 février) et aussi des catholiques et des protestants (à Temanggung, sur Java Centre, le 8 février). Au résultat, ce sont trois morts (des Ahmadis), de nombreux blessés, ainsi que de nombreux dégâts matériels ; cependant les autorités ne font rien, juste quelques déclarations vagues et ne visant nommément aucun groupe extrémiste, alors que ces derniers sont connus de tous et ne se cachent pas, avançant bannières au vent, brassard au bras.
Pire, ces groupuscules sont reçus par les plus hautes autorités de l’Etat, prenant part avec d’autres mouvements religieux, aux discussions sur la question des minorités et les possibilités de législation en la matière ! On croit rêver. Mais ce n’est pas tout. Des ministres en exercice ont fait des déclarations accusant les victimes de fomenter les troubles par leur pratique d’un Islam « déviant » (Cf. les déclarations de Gamawan Fauzi, ministre de l’intérieur et celles du ministre des affaires religieuses, Suryadharma Ali).
Mohammad Habib Rizieq, chef du Front des Défenseurs de l’Islam (FPI)
Un autre homme politique de la coalition au pouvoir, HM Busro, membre du Golkar (ancien parti de Suharto), avançait il y a quelques semaines des solutions aux problèmes rencontrés par les Ahmadis : trouver une île inhabitée, assez grande pour pouvoir regrouper géographiquement tous les Ahmadis indonésiens. Une autre « solution » proposée par cet élu (et par d’autres hommes politiques), celle qui consisterait pour les membres de la Ahmadiyah, de ne plus se reconnaître musulman et de créer une nouvelle religion distincte de l’Islam.
Mais ces « solutions » n’en sont pas. Sans insister sur l’idée scandaleuse d’un parcage géographique, à l’image des réserves à la mode américaine (on sait d’ailleurs ce qu’il est advenu des indiens et de leurs libertés), le « choix » de changer de religion ne tient pas non plus face à la réalité des exactions commises par les extrémistes islamistes. Il suffit de voir ce qu’il arrive déjà aux minorités non musulmanes pour juger de cette « solution » : les chrétiens (catholiques et protestants) sont victimes régulièrement de mesures d’intimidation, voire d’actions punitives menées par les islamistes radicaux, sans que les autorités politiques, policières et judiciaires ne bougent. Même les chiites, pourtant musulmans « reconnus » - davantage que les Ahmadis, ne serait-ce que sur le plan strictement légal ; question théologique mise à part - sont attaqués par ces mêmes extrémistes.
Abdurrahman Wahid (1940-2009), ancien Président indonésien,
en compagnie de l’auteur (coll. Pers.)
Alors que l’Indonésie est un pays prometteur, qu’il fait montre de rejoindre à juste titre les BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine), qu’il acquiert une visibilité internationale par son engagement notable à l’ONU, qu’il a les moyens humains, intellectuels, les ressources naturelles, la stature géostratégique pour ce faire, voilà que ce qui était un modèle de société de tolérance (entre ethnies et religions) semble s’effriter et la politique intérieure indonésienne prendre un cap dangereux avec cette liberté d’action laissée aux extrémistes radicaux musulmans. C’est un cap dangereux puisque non seulement le nombre de ces exactions et agressions contre les minorités augmentent (Cf. les rapports du Setara Institute et du Wahid Institute) mais elles ne sont pas réprimées, réprimandées, critiquées avec vigueur par les autorités légitimes et démocratiques. Seuls quelques instituts et groupes divers de défense des droits de l’Homme, des minorités, réagissent et tentent de faire entendre le Droit (bafoué) et la raison (perdue).
Mais le temps du consensus mou « à la mode javanaise » n’est plus de mise quand des hommes meurent, quand des édifices religieux sont détruits, des biens de communautés religieuses minoritaires sont détruits.
Vu la tournure des événements en Indonésie, il n’est pas incongru de penser au Pakistan, « ce pays en guerre contre lui-même » - pour reprendre le titre d’une thèse parue en décembre 2010 à Monterey au Etats-Unis (Naval Post-Graduate Studies ; thèse du Colonel Raju S. Baggavalli). La question du blasphème légiféré à la mode islamiste radicale, la question du droit des minorités bafouées, la restriction des libertés religieuses, le radicalisme islamique grandissant, la violence tolérée par le pouvoir politique, font que la République d’Indonésie actuelle ressemble de plus en plus au Pakistan des années 1970, quand Islamabad a pris la voie de la radicalisation « par le haut » avant de passer le cap décisif vers l’islamisme d’Etat que représenta l’arrivée au pouvoir de Zia Ul Haq en 1978, et notamment avec l’Ordonnance XX de 1984, criminalisant les Ahmadis (soit dit en passant, cette Ordonnance n’a en rien diminuée la violence envers les membres de la secte, tout au contraire).
Garuda, Ksatria Mandala Museum, Jakarta (coll. Pers.)
C’est l’image de l’Indonésie prometteuse qui est ainsi ternie et pour longtemps avec ces événements ; parallèlement, c’est l’unité future de l’Indonésie qui est menacée, au moment où le mondialisme fragilise et broie justement l’identité des nations à travers le monde. Il faut espérer que de vrais hommes politiques - et pas seulement des intellectuels, des universitaires ou des activistes divers - émergent bientôt et se fassent entendre et qu’ils montrent la voie de la raison et de la sagesse ancestrale et traditionnelle indonésienne. La devise de la République Unitaire d’Indonésie, que le fier Garuda tient entre ses serres, n’est-elle pas « Bhinneka Tunggal Ika », c'est-à-dire : Unité dans la diversité ? Il serait temps que les responsables politiques indonésiens s’en souviennent. Ces mêmes hommes politiques devraient également se souvenir du préambule de la Constitution de leur pays - le Pancasila (cinq principes), qui fonde la République notamment sur "la croyance en une humanité juste et civilisée" - et de l'article 29-2 de ladite Constitution qui stipule que  "L'Etat garantit à chacun la liberté de choisir sa propre religion et d'en exercer les devoirs selon ses dogmes et ses croyances".
Il y a presque trois ans maintenant, j’écrivais un papier (Cf. : http://philippe-raggi.blogspot.com/2008/12/indonsie-la-question-de-la-secte.html ) sur la question des Ahmadis et des minorités en général en Indonésie ; il est toujours d’actualité.

La cathédrale Sainte-Marie de Jakarta (coll. Pers.)

PS: on peut également voir une intervention de l'auteur sur ce sujet à cette adresse, lors d'une émission sur la télévision KTO, en mars 2011
http://www.ktotv.com/videos-chretiennes/emissions/eglises-du-monde/eglises-du-monde-indonesie/00056806


Crédit photo :
Habib Rizieq : http://www.dakwatuna.com/wp-content/uploads/habib-rizieq-syihab.jpg
Mirza fondateur de la Ahmadiyah : http://stat.kompasiana.com/files/2010/10/mirza-ghulam-kabarnet1.jpg

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire