19 avril 2011

De la décision sarkozyenne

S’il est un argument que l’on peut entendre en faveur du Président Sarkozy, c’est le fait que nous ayons affaire à un homme qui décide. Le seul fait que nous ayons « un Président qui décide » semble plaire et contenter d’aucuns, en ravir d'autres. Mais est-ce bien suffisant que de « décider » ?
 
Nicolas Sarkozy, président de la République Française (2008)

Que les prédécesseurs de Sarkozy aient pu être des indécis, qu’ils aient fait preuve de circonvolutions dans le processus de l’action politique au plus haut sommet de l’Etat, qu’ils aient été moins fermes, adoptant la posture du « dos rond », peut-être bien ; mais l’action a-t-elle été moins bien conduite pour autant ? Les afficionados de « la culture du résultat » devraient plutôt regarder si les actions « décidées » par le Président Nicolas Sarkozy ont conduit à un résultat probant, avant de se focaliser sur le fait qu’il « décide ».

Dans l’argumentation en faveur du locataire de l’Elysée, sur le seul fait qu’il décide vite et de manière résolue, il convient d'être réservé. Il ne suffit pas de décider pour avoir raison, quand bien même cette décision a été prise rapidement, « dans la seconde ».

Car, selon les propos rapportés de commentateurs proches du pouvoir : « Si Mitterrand pensait à long terme, Chirac à moyen terme, Sarkozy pense dans la seconde ». Et alors ? Certes, la réactivité peut-être un avantage certain mais elle n’est en rien un gage de qualité, de  justesse dans les décisions prises et des pensées.

Porte-avions de la flotte américaine et son ravitailleur.

Une décision est un choix fait à un moment donné et décider rapidement peut-être un atout.  Cependant cette rapidité dans la décision relève d’un coup de poker ou d’un coup de dés (la prise de risque), voilà ce à quoi font immédiatement penser ces décisions « à la seconde » ; le résultat sera très contrasté : tout bon ou tout faux. Dans la crise des missiles cubains par exemple (Cf. Essence of decision de Graham T. Allison), il y a eu indéniablement, de la part de John F. Kennedy, une prise de risque certaine (destruction mutuelle assurée). Le coup de bluff a cependant réussi. Mais quels étaient les motifs de Kennedy ? Se battait-il pour les Droits de l’Homme ? pour le Droit international ? pour d’autres motifs idéologiques ? Non, il agissait pour la sécurité des États-Unis d’Amérique et le maintien de sa puissance face à l'hégémon soviétique.

Avec Nicolas Sarkozy, lequel devrait entrer plutôt dans le cadre du Modèle I défini par Allison - où «la décision est faite par un acteur rationnel qui prend une "décision"» (1) -, il semble que dans la rapidité même de décision, le calcul de risque s’efface devant la satisfaction d’avoir décidé : « J’ai décidé », entend-t-on souvent dans ses discours. Si la décision est un processus, une maturation plus ou moins longue en fonction des individus, de la situation - sans connaître personnellement ledit « Président Décideur Général » en poste à l’Elysée - l’on peut avancer des doutes quant à l’ampleur de ce processus, à la réelle maturation, ayant conduit à la décision sarkozyenne. Avec une telle précipitation dans le processus de décision, l’on peut légitimement se demander à quel degré existe la représentation théorique dans le cerveau du « décideur élyséen » (dans l'approche classique séquentielle : Identification des objectifs, identification des scenarii, évaluation à priori des scenarii, exécution de l’action). 

La décision, une mécanique complexe...

Théorie de la décision

Les spécialistes ou débateurs experts (2) nous disent : «La rapidité est essentielle au succès. Il n'est quelquefois pas possible d'attendre des résultats complets et exhaustifs pour décider en connaissance de cause. Il faut alors prendre un minimum de risques en se contentant d'un résultat partiel. Mais l'intuition nous informe que ce risque sera mineur... Le tableau de bord doit rester un réducteur de risques. » 

Par delà la notion de risque, examinons le rapport entre rapidité et succès. Si le succès peut-être effectivement du à la rapidité de la décision, l’inverse n’est pas forcément vraie. Ce n’est pas parce qu’une décision est prise rapidement que le succès est assuré, loin de là. 

Mais deux éléments clefs dans ce propos cité plus haut méritent une attention particulière : l’intuition et le tableau de bord. L’intuition (entendons la bonne) relève du génie ; on pense à Napoléon, bien sûr ; mais au Napoléon chef de guerre, avant tout et surtout. Cependant l’intuition n’est pas bonne, vraie et juste en elle-même, par elle-même ; la validation de cette intuition ne se vérifiant que dans l’accumulation de résultats positifs et répétés accumulés dans le temps. Quant au tableau de bord, on pense aux informations arrivées sur le bureau de l’Elysée (composante Bottom Up, dans le langage des managers) : informations émanant de différentes administrations, de différents conseillers, de différentes sources extra-gouvernementales aussi (amis appartenant à la société civile, au monde économique, et même des amis tout court, les personnes qui bien que ne travaillant pas pour lui et dont il apprécie le jugement). Mais que retient l’hôte de l’Elysée dans les tableaux de bord mis à sa disposition dans le processus mental conduisant à ses prises de décision (composante Bottom Up) ? Voilà le mystère ; même ses proches collaborateurs seraient en mal de le dire… La décision à ce stade et à ce niveau est un moment de solitude absolu.

Palais de l'Elysée, 55 rue du Faubourg-Saint-Honoré (Paris, 8ème).

Commander, surtout et d’autant plus au plus haut niveau de l’Etat, ce n’est pas uniquement donner des ordres rapidement et s’y tenir. A un certain niveau de commandement, d’autres facteurs (ou indicateurs, dans le langage des sociologues) doivent absolument, nécessairement y participer dans une perspective téléologique, comme les critères du bien commun ou encore le maintien de la puissance de l’Etat. Ne pas prendre en compte ces facteurs/indicateurs, est suicidaire, dangereux, voire criminel ; cela pouvant même aller jusqu’à relever de la psychopathologie (et à ce stade, la Justice des hommes n’est plus concernée mais plutôt la Médecine).

On ne décide pas au plus haut sommet de l’Etat comme un pilote automobile dans sa voiture de course. Non seulement les enjeux sont différents mais le mécanisme même de la décision (le processus) est différent ; une administration n’est pas une mécanique obéissant au doigt et à l’œil, dans la seconde. Les temps de réaction ne sont pas les mêmes ; ils diffèrent en fonction non seulement des hommes, mais aussi des administrations concernées. Le temps dans l’institution militaire diffère, par exemple, de celui qui a cours dans la diplomatie. Par ailleurs, la responsabilité du pilote de course n’est pas celle d'un Président de la République. L’avenir d’un pays n’a rien en commun avec le désir de victoire dans telle ou telle course automobile.

Autre comparaison, le Président d’un pays n’est pas un vulgaire « chef de projet » d’une entreprise lambda ; quand bien même quelques éléments peuvent apparaître similaires et peuvent même l’être, les décisions prisent par le premier ne peuvent en aucun cas se calquer sur celle du second. Tout d’abord parce qu’un pays n’est pas une entreprise. Et que la finalité d’une entreprise n’est pas celle d’une nation. Faire du profit n’est pas la raison (ratio) d’un pays, quel qu’il soit. Par ailleurs, l’inventaire des risques pour un « chef de projet » ne sont en rien comparables à celui d’un Président d’un pays comme la France. Ce qui est « vital » pour une entreprise ne recouvre en rien la notion de « vital » pour un pays.

Isocrate par Pierre Granier (1688),
Roind-point des philosophes, jardins du château de Versailles.

« Réfléchis avec lenteur, mais exécute rapidement tes décisions » écrivait le Grec Isocrate, ce à quoi faisait écho Horace, le Romain, avec son « Hâte-toi lentement ». Un problème de décision a trois composantes, nous dit un spécialiste de l’Institut National des Sciences Appliquées (3) : les valeurs (les "symptômes", les observables, les tableaux de bord, les indicateurs,... à prendre en compte) ; les actions (les choix proposés au décideur) ; les conséquences. De ceci, l’on peut dire effectivement que le « Président Décideur Général » en poste à l’Elysée depuis 2007 est un homme d’action ; c’est incontestable. Mais la troisième composante est-elle prise en compte dans la balance quand on entend dire « Il décide rapidement, il est efficace » ? Mais qu’est-ce seulement que l’efficacité ? Le fait d’avoir décidé ? Non, bien évidemment. Etre efficace, c’est parvenir à ses fins, à ses objectifs. On en revient donc à la question des résultats. Les résultats du Président sont-ils patents ?

Au plus haut sommet de l’Etat, avoir réussi à mettre en œuvre quelque chose ne relève pas de l’efficacité à proprement parler ; aller dans ce sens, c’est avoir une courte vue. L’efficacité, dans ce cas précis, c’est avoir accru la puissance de l’Etat, développé le bien être de ses administrés et ceci de manière la plus durable qui soit. La capacité (capax) dans le pouvoir du responsable politique de haut niveau se juge uniquement dans la durée des résultats issus de la décision et de l’action entreprises en amont. 



L’exemple libyen

Nicolas Sarkozy a décidé d’entreprendre une action militaire contre le pouvoir en place à Tripoli, de mettre fin au règne de Kadhafi. L’on ne peut réfuter que l'hôte de l’Elysée ait tout fait pour que cette décision aboutisse. Il y a eu un travail intense effectué auprès des instances internationales pour arracher la résolution 1973 du CNS de l’ONU. Et l’attaque a pu avoir lieu. L’efficacité dans ce processus menant jusqu’à l’acte de guerre n’est pas à mettre en cause. Cependant, en prenant plus de champ, et si l’on considère - à juste titre - que la finalité d’une guerre (le « but de guerre ») n’est pas de lancer des avions pour bombarder des objectifs stratégiques, ni de tenter de renverser un pouvoir qualifié d’ennemi, mais plutôt de tirer profit de l’issue (victorieuse) de cette guerre entreprise - encore faut-il qu’il y ait victoire effective, ce qui n’est pas gagné jusqu’à ce jour - alors nous sommes loin du compte.


Lorsqu’on entreprend une guerre, le but est d’anéantir l’ennemi et de le contraindre à exécuter notre volonté. Une guerre est un moyen, pas une fin ; observons alors juste les fins. Il se pourrait vraisemblablement que les forces « ennemies » soient défaites, anéanties. Kadhafi s’en ira peut-être et en cela il exécutera la volonté (le désir) du Président Sarkozy. S’il n’y a pas de partition du territoire libyen ou de compromis politique envisagé, un nouveau pouvoir prendra peut-être la place à Tripoli, plus conciliant vis-à-vis de la France. Celui-là va-t-il pour autant acheter des Rafales ? Va-t-il favoriser nécessairement la France dans l’attribution de marchés publics futurs touchant à l’énergie (4), aux télécommunications, aux travaux de reconstruction, d’infrastructures, etc. ?  Il n’y a pas que deux acteurs dans un conflit, mais de multiples et pas uniquement étatiques (on pense aux autres acteurs géopolitiques, trans-étatiques et intra-étatiques). C'est pourquoi, le seul élément prévisible dans une guerre est son commencement. Ni son déroulement et encore moins sa fin ne peuvent être connus.
Le Dassault Rafale, avion multirôle.

Les motifs (5) de Nicolas Sarkozy à ce sujet nous paraissent à tout le moins obscurs  - par delà les explications données « pour France Dimanche et la presse du cœur » (6) - et la finalité d’une telle guerre plutôt tributaire non d’une mûre réflexion stratégique, diplomatique, politique mais exclusivement d’un « coup de poker » (la prise de risque). Dans le processus de décision, si l’on prend le rapport coût/efficacité (le ROI, le return on investment) et que l’on s’en tienne au facteur coût (financier, humain, matériel) - pour ce qui est de l’efficacité, nous ne pouvons en apprécier le résultat total car la « partie » n’est pas finie et qu’il y a « risque d’enlisement » (dixit Alain Juppé) - force est de constater que ce coût s’accroît et que nous ne sommes pas tout à fait dans une guerre « low cost ».


Début avril, rien que le coût des munitions tirées par la France dépassait les 30 millions d'euros (Cf. Jean-Dominique Merchet, sur son excellent blog Secret Défense) ; ceci est sans compter sur le coût des heures de vol de nos différents avions d’attaques et de surveillance (entre 15 et 30 000 euros de l’heure, avec une facture à la mi-avril avoisinant les cinq millions d’Euros), ni sur celui du porte-avions « Charles De Gaulle » (50 000 Euros de l’heure) ; ceci sans oublier le montant du carburant avec un prix du baril qui ne cesse d’augmenter. De plus, une telle guerre peut tout à fait sortir de son cadre initial prévu. Qui sait si après une opération aérienne, il ne faudra pas passer à un autre stade, avec une intervention au sol (plus coûteuse, en hommes, en matériels) ? Rappelons-nous qu’en Afghanistan, la mission initiale de la coalition otanienne était « le maintien de la paix et la reconstruction » ; elle mène aujourd’hui une guerre à part entière. Que nous réservent donc les sables libyens ? Personne ne peut nous le dire.

Mais le coût, c’est aussi et peut-être surtout celui porté à l’image de la France en Afrique et à l’international (pour ne pas trop nous étendre, nous ne parlons pas ici des propos prévisibles d’un Chavez, ni de l'impact que cette guerre aura nécessaire sur le plan intérieur). De nombreuses voix s’élèvent, en effet, de l'Afrique à l'Indonésie, pour donner leur version des faits et sur ce qu’ils pensent être les motifs français réels : le pétrole. Que ces motifs soient vrais ou faux, cette action militaire française contre la Libye de Kadhafi a et aura un impact non négligeable sur le plan des relations internationales futures. En mesure-t-on seulement l’ampleur ?

« Ce n’est pas l’être qui compte, c’est le faire », ressassent les thuriféraires de la Sarkozy’s attitude ; mais « faire » quoi ? et comment ? En quoi le « faire » serait-il positif « en soi » ? Il ne s’agit pas de « faire pour faire », de s’agiter tel un hamster dans sa cage mobile circulaire de laboratoire ; il s’agit de « bien » faire, de faire « pour le bien » du Pays, du peuple, de faire pour « l'aise et la sécurité » dont parle Machiavel (Cf. Le Prince, chap. XV). 

Château de Chaumont sur Loire (41), entre Amboise et Blois.

On peut se demander si ces responsables politiques « à la Sarkozy » - à commencer par Sarkozy lui-même d’ailleurs - ne s’illusionnent pas eux-mêmes et ne s’autosuggestionnent pas quand ils tentent d’expliquer dans de nombreux médias, leurs actions et leur méthode. Car, bien sûr, ces messieurs ne s’en tiennent pas à « faire ce qu’ils disent », mais ils tiennent avant tout à dire ce qu’ils font ; ils pérorent, ils se vantent, ils pavanent, ils communiquent...


Nous sommes dans l’existentialisme le plus abouti (le plus vulgaire donc), dans la fin d’une pensée millénaire qui fit pourtant le triomphe et la renommée de l’Europe et de la France. Dans l'exercice du pouvoir de Nicolas Sarkozy, il n’y a plus d’ontologie, de métaphysique même, nous sommes effectivement dans cette « France d’après » (celle du slogan de l’UMP de 2007), dans cette France qui n’est plus la France ; nous avons accédé au néant.

Notes :

(1) Les Modèles II et II proposé par G. T. Allison ne sont pas relevant pour le cas Sarkozy qui nous importe car il s’agit avant tout de la décision d’un homme.
(2) Cf. par exemple http://www.nodesway.com/ et ses commentaires sur les « Tableau de bord de gestion ; Choisir un indicateur de performance clé KPI (Key Performance Indicator) ».
(3) Cf. Philippe Leray, de l’INSA Rouen, Département ASI, Laboratoire PSI, « Théorie de la décision ; arbres à décision », p.4.
(4) Encore faut-il que le pétrole libyen soit privatisé, ce qui est loin d’être certain.
(5) Les mauvaises langues disent que s’étant fait « enLulé » dans l’affaire de la vente ratée de Rafales au Brésil, Sarkozy aurait mal perçu le fait de l’avoir été de nouveau, cette fois ci avec du sable, en Lybie, quand Kadhafi après avoir pourtant promis d’acheter, fin 2007, quatorze avions militaires français s’était finalement rétracté. Cette « douloureuse affaire » pour Sarkozy aurait semble-t-il compté pour beaucoup dans sa décision d’attaquer le pouvoir de Tripoli.
(6) « Libérer le peuple libyen du joug de l’oppresseur Kadhafi », « empêcher une crise humanitaire », « défendre les Droits de l’Homme », « faire respecter le Droit International », et autres billevesées.

Crédit photos :
Porte-avions de la flotte américaine :
http://thelakeboss.com/wp-content/uploads/2010/08/Aircraft-Carrier-0004.jpg
Mécanisme : http://www3.ac-clermont.fr/action-culturelle/IMG/jpg/Mecanisme.jpg
Aristote : http://www.antikforever.com/Dico/auteurs/images/aristote02.jpg
Isocrate, au Roind-point des philosophes, jardins du château de Versailles, par Pierre Granier (1688) :
http://www.all-free-photos.com/images/statues-versailles/PI10145-hr.jpg
Rafale : http://wallpaperstock.net/dassault-rafale_wallpapers_17357_1024x768.jpg
Château de Chaumont dans la vallée de la Loire :
http://photos.dp.ua/data/media/14/Chateau_de_Chaumont__Loire_Valley_Castles__France.jpg
Nicolas Sarkozy : http://debactu.bloguez.com/debactu/page3/ 
Comix USA 1940's (modifié) : http://25.media.tumblr.com/tumblr_lgju30XvaB1qzdi59o1_500.jpg Elysée : http://images.plusbellematerre.com/images/news/e30e12503a3c945a3eef13f2773ad1bf_1.jpg


1 commentaire:

  1. Cela ressemble tout de même à une guerre low cost telle qu'elle a été décrite dans l'ouvrage du même nom (http://guerres-low-cost.blogspot.com/2011/02/les-guerres-low-cost-le-resume.html). L’absence de troupes au sol et l'emploi de drones constituent des exemples.
    Cordialement

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