19 avril 2011

De la décision sarkozyenne

S’il est un argument que l’on peut entendre en faveur du Président Sarkozy, c’est le fait que nous ayons affaire à un homme qui décide. Le seul fait que nous ayons « un Président qui décide » semble plaire et contenter d’aucuns, en ravir d'autres. Mais est-ce bien suffisant que de « décider » ?
 
Nicolas Sarkozy, président de la République Française (2008)

Que les prédécesseurs de Sarkozy aient pu être des indécis, qu’ils aient fait preuve de circonvolutions dans le processus de l’action politique au plus haut sommet de l’Etat, qu’ils aient été moins fermes, adoptant la posture du « dos rond », peut-être bien ; mais l’action a-t-elle été moins bien conduite pour autant ? Les afficionados de « la culture du résultat » devraient plutôt regarder si les actions « décidées » par le Président Nicolas Sarkozy ont conduit à un résultat probant, avant de se focaliser sur le fait qu’il « décide ».

Dans l’argumentation en faveur du locataire de l’Elysée, sur le seul fait qu’il décide vite et de manière résolue, il convient d'être réservé. Il ne suffit pas de décider pour avoir raison, quand bien même cette décision a été prise rapidement, « dans la seconde ».

Car, selon les propos rapportés de commentateurs proches du pouvoir : « Si Mitterrand pensait à long terme, Chirac à moyen terme, Sarkozy pense dans la seconde ». Et alors ? Certes, la réactivité peut-être un avantage certain mais elle n’est en rien un gage de qualité, de  justesse dans les décisions prises et des pensées.

Porte-avions de la flotte américaine et son ravitailleur.

Une décision est un choix fait à un moment donné et décider rapidement peut-être un atout.  Cependant cette rapidité dans la décision relève d’un coup de poker ou d’un coup de dés (la prise de risque), voilà ce à quoi font immédiatement penser ces décisions « à la seconde » ; le résultat sera très contrasté : tout bon ou tout faux. Dans la crise des missiles cubains par exemple (Cf. Essence of decision de Graham T. Allison), il y a eu indéniablement, de la part de John F. Kennedy, une prise de risque certaine (destruction mutuelle assurée). Le coup de bluff a cependant réussi. Mais quels étaient les motifs de Kennedy ? Se battait-il pour les Droits de l’Homme ? pour le Droit international ? pour d’autres motifs idéologiques ? Non, il agissait pour la sécurité des États-Unis d’Amérique et le maintien de sa puissance face à l'hégémon soviétique.

Avec Nicolas Sarkozy, lequel devrait entrer plutôt dans le cadre du Modèle I défini par Allison - où «la décision est faite par un acteur rationnel qui prend une "décision"» (1) -, il semble que dans la rapidité même de décision, le calcul de risque s’efface devant la satisfaction d’avoir décidé : « J’ai décidé », entend-t-on souvent dans ses discours. Si la décision est un processus, une maturation plus ou moins longue en fonction des individus, de la situation - sans connaître personnellement ledit « Président Décideur Général » en poste à l’Elysée - l’on peut avancer des doutes quant à l’ampleur de ce processus, à la réelle maturation, ayant conduit à la décision sarkozyenne. Avec une telle précipitation dans le processus de décision, l’on peut légitimement se demander à quel degré existe la représentation théorique dans le cerveau du « décideur élyséen » (dans l'approche classique séquentielle : Identification des objectifs, identification des scenarii, évaluation à priori des scenarii, exécution de l’action). 

La décision, une mécanique complexe...

Théorie de la décision

Les spécialistes ou débateurs experts (2) nous disent : «La rapidité est essentielle au succès. Il n'est quelquefois pas possible d'attendre des résultats complets et exhaustifs pour décider en connaissance de cause. Il faut alors prendre un minimum de risques en se contentant d'un résultat partiel. Mais l'intuition nous informe que ce risque sera mineur... Le tableau de bord doit rester un réducteur de risques. » 

Par delà la notion de risque, examinons le rapport entre rapidité et succès. Si le succès peut-être effectivement du à la rapidité de la décision, l’inverse n’est pas forcément vraie. Ce n’est pas parce qu’une décision est prise rapidement que le succès est assuré, loin de là. 

Mais deux éléments clefs dans ce propos cité plus haut méritent une attention particulière : l’intuition et le tableau de bord. L’intuition (entendons la bonne) relève du génie ; on pense à Napoléon, bien sûr ; mais au Napoléon chef de guerre, avant tout et surtout. Cependant l’intuition n’est pas bonne, vraie et juste en elle-même, par elle-même ; la validation de cette intuition ne se vérifiant que dans l’accumulation de résultats positifs et répétés accumulés dans le temps. Quant au tableau de bord, on pense aux informations arrivées sur le bureau de l’Elysée (composante Bottom Up, dans le langage des managers) : informations émanant de différentes administrations, de différents conseillers, de différentes sources extra-gouvernementales aussi (amis appartenant à la société civile, au monde économique, et même des amis tout court, les personnes qui bien que ne travaillant pas pour lui et dont il apprécie le jugement). Mais que retient l’hôte de l’Elysée dans les tableaux de bord mis à sa disposition dans le processus mental conduisant à ses prises de décision (composante Bottom Up) ? Voilà le mystère ; même ses proches collaborateurs seraient en mal de le dire… La décision à ce stade et à ce niveau est un moment de solitude absolu.

Palais de l'Elysée, 55 rue du Faubourg-Saint-Honoré (Paris, 8ème).

Commander, surtout et d’autant plus au plus haut niveau de l’Etat, ce n’est pas uniquement donner des ordres rapidement et s’y tenir. A un certain niveau de commandement, d’autres facteurs (ou indicateurs, dans le langage des sociologues) doivent absolument, nécessairement y participer dans une perspective téléologique, comme les critères du bien commun ou encore le maintien de la puissance de l’Etat. Ne pas prendre en compte ces facteurs/indicateurs, est suicidaire, dangereux, voire criminel ; cela pouvant même aller jusqu’à relever de la psychopathologie (et à ce stade, la Justice des hommes n’est plus concernée mais plutôt la Médecine).

On ne décide pas au plus haut sommet de l’Etat comme un pilote automobile dans sa voiture de course. Non seulement les enjeux sont différents mais le mécanisme même de la décision (le processus) est différent ; une administration n’est pas une mécanique obéissant au doigt et à l’œil, dans la seconde. Les temps de réaction ne sont pas les mêmes ; ils diffèrent en fonction non seulement des hommes, mais aussi des administrations concernées. Le temps dans l’institution militaire diffère, par exemple, de celui qui a cours dans la diplomatie. Par ailleurs, la responsabilité du pilote de course n’est pas celle d'un Président de la République. L’avenir d’un pays n’a rien en commun avec le désir de victoire dans telle ou telle course automobile.

Autre comparaison, le Président d’un pays n’est pas un vulgaire « chef de projet » d’une entreprise lambda ; quand bien même quelques éléments peuvent apparaître similaires et peuvent même l’être, les décisions prisent par le premier ne peuvent en aucun cas se calquer sur celle du second. Tout d’abord parce qu’un pays n’est pas une entreprise. Et que la finalité d’une entreprise n’est pas celle d’une nation. Faire du profit n’est pas la raison (ratio) d’un pays, quel qu’il soit. Par ailleurs, l’inventaire des risques pour un « chef de projet » ne sont en rien comparables à celui d’un Président d’un pays comme la France. Ce qui est « vital » pour une entreprise ne recouvre en rien la notion de « vital » pour un pays.

Isocrate par Pierre Granier (1688),
Roind-point des philosophes, jardins du château de Versailles.

« Réfléchis avec lenteur, mais exécute rapidement tes décisions » écrivait le Grec Isocrate, ce à quoi faisait écho Horace, le Romain, avec son « Hâte-toi lentement ». Un problème de décision a trois composantes, nous dit un spécialiste de l’Institut National des Sciences Appliquées (3) : les valeurs (les "symptômes", les observables, les tableaux de bord, les indicateurs,... à prendre en compte) ; les actions (les choix proposés au décideur) ; les conséquences. De ceci, l’on peut dire effectivement que le « Président Décideur Général » en poste à l’Elysée depuis 2007 est un homme d’action ; c’est incontestable. Mais la troisième composante est-elle prise en compte dans la balance quand on entend dire « Il décide rapidement, il est efficace » ? Mais qu’est-ce seulement que l’efficacité ? Le fait d’avoir décidé ? Non, bien évidemment. Etre efficace, c’est parvenir à ses fins, à ses objectifs. On en revient donc à la question des résultats. Les résultats du Président sont-ils patents ?

Au plus haut sommet de l’Etat, avoir réussi à mettre en œuvre quelque chose ne relève pas de l’efficacité à proprement parler ; aller dans ce sens, c’est avoir une courte vue. L’efficacité, dans ce cas précis, c’est avoir accru la puissance de l’Etat, développé le bien être de ses administrés et ceci de manière la plus durable qui soit. La capacité (capax) dans le pouvoir du responsable politique de haut niveau se juge uniquement dans la durée des résultats issus de la décision et de l’action entreprises en amont. 



L’exemple libyen

Nicolas Sarkozy a décidé d’entreprendre une action militaire contre le pouvoir en place à Tripoli, de mettre fin au règne de Kadhafi. L’on ne peut réfuter que l'hôte de l’Elysée ait tout fait pour que cette décision aboutisse. Il y a eu un travail intense effectué auprès des instances internationales pour arracher la résolution 1973 du CNS de l’ONU. Et l’attaque a pu avoir lieu. L’efficacité dans ce processus menant jusqu’à l’acte de guerre n’est pas à mettre en cause. Cependant, en prenant plus de champ, et si l’on considère - à juste titre - que la finalité d’une guerre (le « but de guerre ») n’est pas de lancer des avions pour bombarder des objectifs stratégiques, ni de tenter de renverser un pouvoir qualifié d’ennemi, mais plutôt de tirer profit de l’issue (victorieuse) de cette guerre entreprise - encore faut-il qu’il y ait victoire effective, ce qui n’est pas gagné jusqu’à ce jour - alors nous sommes loin du compte.


Lorsqu’on entreprend une guerre, le but est d’anéantir l’ennemi et de le contraindre à exécuter notre volonté. Une guerre est un moyen, pas une fin ; observons alors juste les fins. Il se pourrait vraisemblablement que les forces « ennemies » soient défaites, anéanties. Kadhafi s’en ira peut-être et en cela il exécutera la volonté (le désir) du Président Sarkozy. S’il n’y a pas de partition du territoire libyen ou de compromis politique envisagé, un nouveau pouvoir prendra peut-être la place à Tripoli, plus conciliant vis-à-vis de la France. Celui-là va-t-il pour autant acheter des Rafales ? Va-t-il favoriser nécessairement la France dans l’attribution de marchés publics futurs touchant à l’énergie (4), aux télécommunications, aux travaux de reconstruction, d’infrastructures, etc. ?  Il n’y a pas que deux acteurs dans un conflit, mais de multiples et pas uniquement étatiques (on pense aux autres acteurs géopolitiques, trans-étatiques et intra-étatiques). C'est pourquoi, le seul élément prévisible dans une guerre est son commencement. Ni son déroulement et encore moins sa fin ne peuvent être connus.
Le Dassault Rafale, avion multirôle.

Les motifs (5) de Nicolas Sarkozy à ce sujet nous paraissent à tout le moins obscurs  - par delà les explications données « pour France Dimanche et la presse du cœur » (6) - et la finalité d’une telle guerre plutôt tributaire non d’une mûre réflexion stratégique, diplomatique, politique mais exclusivement d’un « coup de poker » (la prise de risque). Dans le processus de décision, si l’on prend le rapport coût/efficacité (le ROI, le return on investment) et que l’on s’en tienne au facteur coût (financier, humain, matériel) - pour ce qui est de l’efficacité, nous ne pouvons en apprécier le résultat total car la « partie » n’est pas finie et qu’il y a « risque d’enlisement » (dixit Alain Juppé) - force est de constater que ce coût s’accroît et que nous ne sommes pas tout à fait dans une guerre « low cost ».


Début avril, rien que le coût des munitions tirées par la France dépassait les 30 millions d'euros (Cf. Jean-Dominique Merchet, sur son excellent blog Secret Défense) ; ceci est sans compter sur le coût des heures de vol de nos différents avions d’attaques et de surveillance (entre 15 et 30 000 euros de l’heure, avec une facture à la mi-avril avoisinant les cinq millions d’Euros), ni sur celui du porte-avions « Charles De Gaulle » (50 000 Euros de l’heure) ; ceci sans oublier le montant du carburant avec un prix du baril qui ne cesse d’augmenter. De plus, une telle guerre peut tout à fait sortir de son cadre initial prévu. Qui sait si après une opération aérienne, il ne faudra pas passer à un autre stade, avec une intervention au sol (plus coûteuse, en hommes, en matériels) ? Rappelons-nous qu’en Afghanistan, la mission initiale de la coalition otanienne était « le maintien de la paix et la reconstruction » ; elle mène aujourd’hui une guerre à part entière. Que nous réservent donc les sables libyens ? Personne ne peut nous le dire.

Mais le coût, c’est aussi et peut-être surtout celui porté à l’image de la France en Afrique et à l’international (pour ne pas trop nous étendre, nous ne parlons pas ici des propos prévisibles d’un Chavez, ni de l'impact que cette guerre aura nécessaire sur le plan intérieur). De nombreuses voix s’élèvent, en effet, de l'Afrique à l'Indonésie, pour donner leur version des faits et sur ce qu’ils pensent être les motifs français réels : le pétrole. Que ces motifs soient vrais ou faux, cette action militaire française contre la Libye de Kadhafi a et aura un impact non négligeable sur le plan des relations internationales futures. En mesure-t-on seulement l’ampleur ?

« Ce n’est pas l’être qui compte, c’est le faire », ressassent les thuriféraires de la Sarkozy’s attitude ; mais « faire » quoi ? et comment ? En quoi le « faire » serait-il positif « en soi » ? Il ne s’agit pas de « faire pour faire », de s’agiter tel un hamster dans sa cage mobile circulaire de laboratoire ; il s’agit de « bien » faire, de faire « pour le bien » du Pays, du peuple, de faire pour « l'aise et la sécurité » dont parle Machiavel (Cf. Le Prince, chap. XV). 

Château de Chaumont sur Loire (41), entre Amboise et Blois.

On peut se demander si ces responsables politiques « à la Sarkozy » - à commencer par Sarkozy lui-même d’ailleurs - ne s’illusionnent pas eux-mêmes et ne s’autosuggestionnent pas quand ils tentent d’expliquer dans de nombreux médias, leurs actions et leur méthode. Car, bien sûr, ces messieurs ne s’en tiennent pas à « faire ce qu’ils disent », mais ils tiennent avant tout à dire ce qu’ils font ; ils pérorent, ils se vantent, ils pavanent, ils communiquent...


Nous sommes dans l’existentialisme le plus abouti (le plus vulgaire donc), dans la fin d’une pensée millénaire qui fit pourtant le triomphe et la renommée de l’Europe et de la France. Dans l'exercice du pouvoir de Nicolas Sarkozy, il n’y a plus d’ontologie, de métaphysique même, nous sommes effectivement dans cette « France d’après » (celle du slogan de l’UMP de 2007), dans cette France qui n’est plus la France ; nous avons accédé au néant.

Notes :

(1) Les Modèles II et II proposé par G. T. Allison ne sont pas relevant pour le cas Sarkozy qui nous importe car il s’agit avant tout de la décision d’un homme.
(2) Cf. par exemple http://www.nodesway.com/ et ses commentaires sur les « Tableau de bord de gestion ; Choisir un indicateur de performance clé KPI (Key Performance Indicator) ».
(3) Cf. Philippe Leray, de l’INSA Rouen, Département ASI, Laboratoire PSI, « Théorie de la décision ; arbres à décision », p.4.
(4) Encore faut-il que le pétrole libyen soit privatisé, ce qui est loin d’être certain.
(5) Les mauvaises langues disent que s’étant fait « enLulé » dans l’affaire de la vente ratée de Rafales au Brésil, Sarkozy aurait mal perçu le fait de l’avoir été de nouveau, cette fois ci avec du sable, en Lybie, quand Kadhafi après avoir pourtant promis d’acheter, fin 2007, quatorze avions militaires français s’était finalement rétracté. Cette « douloureuse affaire » pour Sarkozy aurait semble-t-il compté pour beaucoup dans sa décision d’attaquer le pouvoir de Tripoli.
(6) « Libérer le peuple libyen du joug de l’oppresseur Kadhafi », « empêcher une crise humanitaire », « défendre les Droits de l’Homme », « faire respecter le Droit International », et autres billevesées.

Crédit photos :
Porte-avions de la flotte américaine :
http://thelakeboss.com/wp-content/uploads/2010/08/Aircraft-Carrier-0004.jpg
Mécanisme : http://www3.ac-clermont.fr/action-culturelle/IMG/jpg/Mecanisme.jpg
Aristote : http://www.antikforever.com/Dico/auteurs/images/aristote02.jpg
Isocrate, au Roind-point des philosophes, jardins du château de Versailles, par Pierre Granier (1688) :
http://www.all-free-photos.com/images/statues-versailles/PI10145-hr.jpg
Rafale : http://wallpaperstock.net/dassault-rafale_wallpapers_17357_1024x768.jpg
Château de Chaumont dans la vallée de la Loire :
http://photos.dp.ua/data/media/14/Chateau_de_Chaumont__Loire_Valley_Castles__France.jpg
Nicolas Sarkozy : http://debactu.bloguez.com/debactu/page3/ 
Comix USA 1940's (modifié) : http://25.media.tumblr.com/tumblr_lgju30XvaB1qzdi59o1_500.jpg Elysée : http://images.plusbellematerre.com/images/news/e30e12503a3c945a3eef13f2773ad1bf_1.jpg


1 avril 2011

De la nature des rebelles libyens

Alors que les opérations d’attaques se poursuivent sur la Libye, quelques éléments d’information nous sont donnés sur la nature des rebelles libyens notamment par un document américain relatif à la guerre d’Irak (1).

En 2007, West Point publiait un rapport sur plus de 700 jihadistes étrangers arrêtés en Irak et interrogés par les services spécialisés américains. Ce document recensait la qualité de ces combattants islamistes, avec leur nom, leur âge, leur fonction, leurs motivations, ainsi que d’autres éléments dont leur pays d’origine. Il résulte de cette étude et spécifiquement sur l’origine nationale des combattants, que les Libyens arrivent second, juste derrière les Saoudiens, en nombre de jihadistes actif sur le sol irakien. Qui plus est, ces libyens proviennent essentiellement de la province de Cyrénaïque d’où est partie la rébellion actuelle en Libye. Dans le corridor entre Benghazi et Tobrouk, apprend-t-on (2), se trouve la zone du monde fournissant le plus de jihadistes agissant en Irak par habitant ; plus précisément dans cette zone, la ville de Darnah (1 jihadiste pour 1000 à 1 500 habitants), dépasse même Riyad sur ce point.

Une fiche sur un des volontaires jihadistes libyens originaire de Darnah en Irak 

Par ailleurs, des liens existent bel et bien entre la rébellion actuelle en Libye et AQMI. Le rapport de West Point précise que des écoles de théologie et de politique fleurissent en Cyrénaïque et notamment dans les villes de Darnah et Benghazi, centres du mouvement. Un mouvement islamiste radical qui regroupait un certain nombre de ces militants islamistes, la Jamaah al-libiyah al-muqatilah (groupement de combattants islamistes libyens), est devenue officiellement le 3 novembre 2007, membre d’AQMI, Al Qaeda au Maghreb Islamique (3). Et il semblerait que plusieurs factions au sein de cette ancienne  Jamaah al-libiyah al-muqatilah veuillent aujourd’hui privilégier la lutte contre le pouvoir de Kadhafi plutôt que le combat en Irak (4). Sur la page internet officielle d’al-jahafal (où AQMI publie ses communiqués) ainsi que sur un autre site relais (http://www.ansar-alhaqq.net/forum/) figure d’ailleurs des appels au soulèvement contre Kadhafi. Il y a donc un lien clair et net entre la rébellion en cours en Libye et la mouvance islamiste la plus radicale qui soit (5).

AQMI

Néanmoins, cela n’a pas empêché les américains de vouloir fournir des armes à la rébellion, par l’Arabie Saoudite via Égypte « nouvelle et démocratique » ; ceci d’ailleurs, au passage, en violation de la résolution 1973 (art. 13 et sq.) du Conseil des Nations Unies, laquelle décrète un embargo total sur les armes en Libye (6). Ainsi, l’expérience afghane ne semble pas avoir été retenue par les États-Unis ; ces armes fournies aux combattants islamistes pouvant se retourner un jour ou l’autre contre les pourvoyeurs.

Autre élément d’appréciation sur la nature de la rébellion, l’élément tribal. Depuis toujours, la lutte tribale est féroce en Libye et elle est cruciale pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui. Dans le soulèvement en cours, à la pointe de la rébellion, les tribus majoritaires sont celles représentées par le conglomérat tribal des Harabis (regroupant Barasa, Ubaidat, Hassa, Drissa, Aulad-Hamad et d’autres). Ces derniers ont vu, par le passé, un certain nombre de leurs terres confisquées par Kadhafi, des terres qui furent redistribuées aux tribus plus loyales au pouvoir de Tripoli. De plus, des purges ont été effectuées dans l’armée libyenne dans les années 90, évinçant les membres de ces tribus des postes à responsabilités. Un lourd contentieux qui a nourri grandement la révolte actuelle.

On retrouve les membres de ces tribus Harabis en grand nombre au sein du Comité National de Transition (le CNT, dont deux membres furent reçus par l’Elysée). C’est entre autre le cas du Président du CNT, Mustafa Abdul Jalil, ancien ministre de la Justice et Colonel de l’armée de Kadhafi et d’Abdul Fatah Younis, coordinateur militaire de la rébellion, ancien ministre de l’intérieur et ancien Général ayant démissionné le 22 février 2011.
Un des chefs connus du CNT Libyen, Mustafa Abdul Jalil
Par ailleurs, sur les 31 membres qui composent le CNT, un certain nombre d’entre eux ne sont pas connus du public. Qui sont-ils ? Pourquoi ce secret sur leurs identités ? Officiellement leur nom est gardé secret « pour des raisons de sécurité » ; c’est une inconnue de taille car qui sait ce qui pourrait surgir de la nature exacte de ceux qui apparaitront au grand jour, le moment venu. Peut-être des cadres actuels de l’armée libyenne, de la haute administration de Kadhafi,  mais aussi, pourquoi pas, des responsables connus et répertoriés d’AQMI (7).

Bref, cette rébellion est plus que suspecte et il faut y réfléchir à deux fois avant de les soutenir de manière inconditionnelle. En France, le parti pris idéologique mêlé aux arrières pensées  électorales, voire sondagières (8), pourrait conduire au désastre tant on manque cruellement d’éléments sur la nature et les qualités réelles des chefs de la rébellion. Malheureusement la circonspection ne semble pas de mise à l’Elysée, ni l’intelligence des faits. Et quand bien même nos services spécialisés seraient renseignés plus avant sur la question, il n’est pas sûr qu’ils puissent se faire entendre tant l’aveuglement semble patent avec un "Bernard-Henri Libye" (BHL International)  aux commandes de la politique étrangère française. De surcroit, dans le circuit de l’information, les différents filtres existants (tant en interne aux Services, que dans les différents cabinets ministériels et présidentiels) sans compter sur la concurrence de notes et de rapports en provenance d’autres services d’information, font qu’il n’est pas sûr que les informations recueillies par les "capteurs" des Services spécialisés arrivent sur le bureau élyséen et soient ultérieurement exploités, participant ainsi - comme cela devrait normalement se faire - à l’élaboration d’une politique réfléchie.

Jusqu’à présent, la crise libyenne et l’attaque des forces armées de ce pays par la « coalition internationale » (9) puis finalement par l’OTAN, n’a montré que l’incohérence de la politique menée par les « occidentaux » (États-Unis et France en particulier mais aussi Grande-Bretagne) ; en effet, pourquoi combattre le « terrorisme » en Afghanistan, en Irak ainsi que dans le Sahel, pour l’aider militairement, matériellement en Libye contre Kadhafi.

N’oublions pas que la Libye recèle du pétrole et quand bien même il ne représente que 2% de la production mondiale, il est de bonne qualité et jusqu’à présent nationalisé par Kadhafi depuis 1969, date de son arrivée au pouvoir. C'est un des éléments pour saisir l'intervention certes, mais pas l'unique, tant il n'y a jamais d'explication monocausale dans un fait géopolitique.

Cette attaque contre le pouvoir de Kadhafi, à laquelle la France participe, ressemble un peu à la boîte de Pandore ; un grand nombre de maux s’y échapperont et nous en paierons malheureusement le prix. 


Consolation tout de même, restera dans la boîte... l’Espérance.

Notes :
(1) Joseph Felter et Brian Fishman, “Al Qa’ida’s Foreign Fighter in Iraq: A First Look at the Sinjar Records,” (West Point, NY: Harmony Project, Combating Terrorism Center, Department of Social Sciences, US Military Academy, December 2007).
(2) Cf. La transcription établie par le Combating Terrorism Center de West Point des fiches individuelles des jihadistes arrêtés <http://www.ctc.usma.edu/harmony/FF-Bios-Trans.pdf>
(3) après l’annonce par son « Emir », Abu Layth al-Libi.
(4) Daya Gamage, “Libyan rebellion has radical Islamist fervor: Benghazi link to Islamic militancy, U.S. Military Document Reveals,” Asian Tribune, 17 Mars 2011.
(5) Sur ce site, où l’on apprend que « Kadhafi est l'ennemi d'Allah », à la fin du communiqué on peut lire également le texte suivant : Ô barbare de Libye, la Libye toute entière te hait / Du haut de son minaret te maudit / Quand bien même tu achètes des hommes / Quand bien même Iblis et son armée te soutiennent / Va t'en! / Les armes des sionistes ne te seront d'aucune aide / Quand bien même tu tuerais des jeunes et des vieillards, des veuves et des affamés ! / Le peuple s'est juré de te déchoir !
(6) Cf. l’excellent article de Webster G. Tarpley “The CIA’s Libya Rebels: The Same Terrorists who Killed US, NATO Troops in Iraq”, sur son blog.
(7) Cf. l’article de  http://washington.blogs.liberation.fr/great_america/2011/03/al-qaïda-et-la-cia-en-libye.html
(8) Cf. l’article d’Anne Applebaum daté du 28 mars dernier sur le site américain Slate.com intitulé “Wag le Chien. Did French President Nicolas Sarkozy push the Libyan intervention to boost his re-election bid? ” et qui jauge les motifs réels de Nicolas Sarkozy dans cette affaire.
(9) Une coalition « internationale » curieuse, plutôt hétéroclite et faite de bric et de broc,  sachant que l’Union Africaine a condamné cette intervention et qu’elle ne regroupe en réalité qu’une petite poignée de pays (États-Unis, France, Grande Bretagne, et quelques un de la Ligue Arabe, dont le Bahreïn – grand pays démocratique, s’il en est).

Crédit photo :  
http://blackchristiannews.com/news/img-article---lamen-libya-jalil_224629570254.jpg