16 janvier 2013

Une rupture historique dans la diplomatie indonésienne

Depuis sa création en 1945, l’Indonésie a toujours adopté une politique diplomatique propre, consistant à ne pas intervenir dans les affaires intérieures des états souverains, en droite ligne avec le Pancasila (les cinq principes fondateurs qui guident et orientent la Constitution indonésienne). Cette tradition diplomatique de sagesse, de mesure semble avoir volé en éclats avec le dernier discours en date du Président Susilo Bambang Yudhoyono (SBY).

Pour bien comprendre cette rupture, il faut s’arrêter quelque peu sur ces principes qui ont toujours guidé la diplomatie indonésienne. Ces principes furent établis dès 1948 par le Vice-président d’alors, Mohammad Hatta, et faisaient de l’Indonésie de Sukarno un pays ayant une diplomatie bebas aktif, c'est-à-dire « libre et active » ; des principes qui ne furent jamais démentis, faut-il le souligner, par-delà le changement de régime survenu avec l’entrée en scène de Suharto en 1965, son éviction de la scène politique en 1998 et les trois Présidents que l’Indonésie a connu par la suite, jusqu’à l’arrivée de SBY en 2004.

Le fait pour l’Indonésie d’avoir une diplomatie « libre et active » n’a jamais signifié pour autant que celle-ci fût neutre, indifférente et passive, tout au contraire. Le terme «libre» faisant référence à la liberté de l’Indonésie dans sa détermination d’avoir une position et un jugement propres au sujet des affaires du monde, et aussi libre vis-à-vis des blocs ainsi que  dans ses alliances militaires. Quant au terme «actif», il signifie que la diplomatie indonésienne est menée activement et de manière constructive, dans le désir de contribuer à la réalisation de la paix, de la justice, de l'amitié et de la coopération mutuelle entre toutes les nations du monde.

 Le premier président indonésien, Soekarno, en compagnie d'Eisenhower.

Par ailleurs, et pour prendre toute la mesure de la rupture, soulignons que jamais dans l’histoire indonésienne, il n’y a eu d’ingérence dans les affaires intérieures d’un pays tiers, même au sein de l’ASEAN dont l’Indonésie est un des membres fondateurs ; cette conduite  a toujours été une règle d’or. Ainsi, jamais jusqu’à ce jour, un représentant de l’exécutif (fut-il ministre ou chef de l’Etat) n’a demandé publiquement et explicitement la démission d’un président d’un pays souverain.

Mais voilà, le 7 janvier 2013, au Palais présidentiel de Bogor (Java), au cours d’une discussion avec des Oulémas de l’Université du Roi Abdul Aziz d’Arabie Saoudite en visite, une délégation conduite par le Syekh Muhammad Ali As-Shobuni, le président indonésien Susilo Bambang Yudhoyono a demandé à ce que son homologue syrien démissionne et que ce dernier laisse la place à de nouveaux responsables plus « populaires ». 

L’on peut se demander aujourd’hui, après cette déclaration de SBY, en quoi les principes diplomatiques de l’Indonésie - réaffirmés durant la Conférence de Bandung de 1955 - sont toujours valides, et si ce pays est encore vraiment libre dans ses jugements et prises de position, tant il semble rallier les vues les plus mondialistes. On se rappelle pourtant comment, dans une prise de position courageuse et éclairée, l’Indonésie avait décidé en 2008, à la fin du premier mandat de SBY, de ne pas reconnaître le Kosovo bien que celui-ci fut un pays majoritairement composé de musulmans et que l’Indonésie est le pays du monde qui compte le plus grand nombre de musulmans sans être pour autant un « pays musulman » (1), id est ayant l'Islam comme religion d’État et/ou ayant la Shari'ah comme principal ou unique fondement du droit.

L'actuel ministre des affaires étrangères indonésiennes, Marty Natalegawa (*).

Force est de constater aujourd’hui que la donne diplomatique indonésienne change, ceci en rupture totale avec ses principes fondateurs, sans susciter de réactions dans la classe politique indonésienne, ce qui est encore plus inquiétant. Cette tradition diplomatique, « libre et active », qui fut la fierté des indonésiens depuis la naissance de la République, laisse désormais la place à des orientations mondialistes bien décevantes. Cette rupture historique s’explique peut être par le fait qu’il s’agirait du prix à payer par l’Indonésie pour l’obtention d’une reconnaissance auprès des instances internationales, pour regagner le soutien des Etats-Unis et faire partie des « grands » parmi les pays ré-émergeants. Si les motifs de cette rupture restent inconnus officiellement, les faits, eux, sont assez marquant cependant pour attester d’une nouvelle voie (radicale) entreprise par ce géant de l’Asie du Sud-Est (2) dans la conduite de ses affaires étrangères.

Notes :
(1) L’Indonésie compte 250 millions d’habitants dont environ 85% sont déclarés musulmans.
(2) L’Indonésie est une des plus grandes démocraties du monde après l’Inde et les Etats-Unis, faut-il le rappeler.
(*) Pour un peu plus d'informations sur le ministre des affaires étrangères Marty Natalegawa, on pourra lire cet ancien "post" à cette adresse : http://philippe-raggi.blogspot.fr/2009/10/marty-natalegawa-le-nouveau-visage-de.html 


Iconographie : 
Soekarno et Eisenhower : http://rosodaras.wordpress.com/2010/06/04/
Marty Natalegawa : http://rustikaherlambang.files.wordpress.com/2008/11/marty.jpg