21 septembre 2021

Mystique et Politique, d'Eric Werner


 

Polis tis koinônia

 

Eric Werner commence par une délimitation du champ d’action du politiste ; pour ce faire, il tente de définir ce qu’est la Cité. C’est en cheminant avec Aristote et Platon, et plus particulièrement avec La Politique et de La République, que s’élabore la recherche. Werner oppose le premier au second en montrant comment et où Platon fait erreur.

 

La Cité serait donc une « sorte de communauté » où l’autorité s’exerce d’une certaine façon, en fonction du système politique existant. Werner passe en revue les différents types d’organisation de la Cité et du système d’autorité depuis sa forme idéale jusqu’à sa forme dégénérée. L’auteur insiste sur le principe d’autorité et montre en quoi les analogies platoniciennes sont fausses ; puis, il nous conduit vers ce qu’il considère comme la définition la plus arrêtée de la Cité : « une sorte de communauté composée d’hommes semblables, libres et égaux ».

 

Enfin Werner cherche, avec Aristote toujours, le meilleur des systèmes de gouvernement ; ceci en ayant distingué au préalable les constitutions correctes des incorrectes par l’attitude des gouvernants à l’égard du bien commun. Il s’en dégage de ce premier chapitre, par un souci de « réalisme », la préférence d’un système parmi les trois corrects : le « gouvernement de la multitude » qui s’incarne dans la république (Politeia).

 

Aristote critique de La République

 

En préambule, Werner établit la distinction essentielle entre la politique et la métaphysique ; distinction qui fait encore s’opposer Platon et Aristote. Si Platon tend à subordonner la politique à la métaphysique, Aristote donne l’autonomie au second par rapport au premier. Il en découle des prospectives politiques radicalement différentes.

 

En analysant les deux conceptions, Werner suit Aristote pour finalement convenir, contre Platon, que « la Cité est par nature une pluralité » car c’est en cela qu’elle acquiert une autonomie (autarkeia). L’auteur reproche plus loin à Platon son assimilation du plan politique et du plan érotique (Le Banquet), et donc qualifie sa politique de « contre-nature ».

 

Reprenant Aristote et son Ethique à Nicomaque, Werner montre que, dans la Cité, les liens entre citoyens se rapprochent plus du sentiment d’amitié que de celui d’amour (comme avec Platon). Il montre aussi que la vertu ne peut être le fondement de la Cité par le fait qu’elle deviendrait alors totalité ; c’est l’utilité qui est le fondement, la raison d’être de la Cité.

 

Élargissant la perspective, l’auteur, prenant pour appui la livre VI de l’Ethique à Nicomaque, met en lumière l’intérêt que les qualités de sagesse et de prudence peuvent avoir dans leur rapport à l’utile. La prudence étant discernement de l’utile et la sagesse sans rapport avec lui, la première qualité est donc plus recommandable pour l’homme d’action, pour l’acteur dans le politikos. Tant dans le cadre de la Polis que dans celui du Politikos, la référence à l’utile est caractérisée.

 

Avec le livre IV de l’Ethique, revient l’opposition entre Aristote et Platon, cette fois avec la distinction entre communauté politique et communauté éthique. Par là même, la vertu ne peut plus être le fondement de l’amitié ou du moins du lien existant entre citoyens, mais bien plutôt l’utilité.

 

Poursuivant avec Le Banquet, Werner met en évidence l’opposition entre la vision politique d’Aristote et celle de Platon. L’amour rassembleur platonicien (sunagôgeus) ne se résolvant que par une contemplation de soi-même, une contemplation pure, ne peut plus être instrument ou élément du législateur.

 

Ainsi, le fondement de la Polis sur l’amour n’est plus qu’un idéal apolitique. Aristote convient de l’importance de l’éthique et donc de la vertu mais, prévenant tout absolutisme, il instaure l’irréductibilité de la sphère politique. Si les sphères politique et éthique existent en toute indépendance, la politique trouve néanmoins sa limite dans l’éthique.

 

Machiavel et le mythe de la réforme

 

Werner utilise Le Prince pour cerner ce qui doit être le rôle et la qualité du pouvoir de celui qui gouverne. Des conflits avec les règles éthiques peuvent survenir dans l’exercice du pouvoir du Prince mais il n’en demeure pas moins qu’en temps normal, rien ne le dispense de s’y conformer. Quand la survie de l’État est en jeu, le prince doit passer outre ces règles ; demeure néanmoins la distinction faite entre violence restauratrice et violence qui ruine. Machiavel n’éludant pas pour autant le rôle que joue la notion de bien commun même s’il ne l’aborde que succinctement.

 

Plus loin, le Prince est défini comme celui « qui donne forme » aux hommes qui composent la Cité, ceci pour un seul but : la défense contre les barbares. Le Prince « travaille » donc l’homme comme un sculpteur travaille la matière pour faire apparaître son objet. Mais, contrairement à Platon, chez Machiavel la Cité n’est pas un fait de nature, et la forme ne se dégage pas de la matière ; le Prince introduit cette matière.

 

Il y a pourtant quelques analogies qui pourraient être faites avec Platon, notamment entre le modèle sur lequel est conçu le prince machiavélien et celui sur lequel est conçu le roi-philosophe. Les deux modèles tirent en effet leur autorité du démiurge dont ils prolongent l’action.

 

Le thème très important de la virtù est ce qui donne le trait volontariste du Prince ; ainsi, grâce à la virtù, ce n’est plus l’histoire qui fait l’homme mais l’inverse. Quand Machiavel refuse au Prince l’action violente, sanglante lorsque les fins ne la justifie pas, c’est que ce qu’il faut « conquêter » c’est l’honneur et non le gain de quelques seigneuries.

 

Werner confronte plus avant Descartes et Machiavel. Ce qui les distingue, nous dit-il, c’est l’importance qu’ils donnent l’un et l’autre à l’histoire. Pour l’auteur de la Méthode, l’histoire est maîtresse d’erreurs et ne se distingue en rien des œuvres de fiction , alors que pour Machiavel l’histoire est école, sinon l’école ; et quand bien même l’histoire ne serait que fiction, les personnages dont elle exalte les hauts faits ne cessent d’être des modèles.

 

Soulignant le génie de Machiavel, Werner insiste et achève son chapitre sur le fait que le Prince n’est pas celui qui contraint mais celui qui construit dans la perspective d’une histoire à faire.

 

Mystique et politique

 

C’est avec Rousseau qu'Eric Werner nous convie à la réflexion dans ce chapitre. La nouvelle Héloïse révélant bien des aspects ayant trait à la Cité et des rapports entre les sujets de celle-ci. Pour Rousseau la Cité est un « corps moral et collectif », produit de l’assujettissement à la volonté générale. Cet assujettissement est la condition sine qua non de l’existence même de la Cité. Le citoyen est l’individu qui s’est nié comme individu. Une convergence s’opère entre le Platon de La République et Rousseau sur le fait que l’État le mieux gouverné est celui qui se rapproche le plus du modèle de l’individu. La vrai famille, la grande famille est la Cité.

 

    Cependant, une divergence existe entre les deux auteurs ; contrairement à Platon, Rousseau n’est pas pour un anéantissement de la famille dans l’État. La famille doit être maintenue car assimilant le lien civique au lien familial, Rousseau considère que supprimer la famille serait saper les bases mêmes de l’État.

 

Pour Karl Popper, nous dit Werner, la Cité platonicienne est cité « close » ; celle-ci, livrée à l’anarchie, se délite et se perd. Il faut donc la retrouver ; de là naît la nostalgie de la cité d’origine, de la Cité perdue. Werner voit dans Le Banquet une préfiguration de La République dans ce que l’on peut y trouver comme extension au plan politique de la mystique fusionnelle triomphant dans l’amour. Pourtant le modèle platonicien de la Cité serait plutôt celui de l’Académie, où la Cité est communauté éthique ; la vertu ayant été le but de l’éducation du maître.

 

Rousseau est également un défenseur de la « cité close » ; à Athènes, il préfère Sparte. Cependant, dans son Discours sur les sciences et les arts, Rousseau part dans des développements et des choix que récuse Platon. C’est en laissant apparaître une tendance marquée à assimiler la vertu aux qualités guerrières, que Rousseau s’éloigne de Platon.

 

Et Werner de nous fait remarquer plus loin l’opposition entre les Encyclopédistes et l’auteur de l’Émile : ceux-là sont partisans d’une cité ouverte, contrairement à celui-ci. Plus avant, l’auteur souligne les divergences notables entre Rousseau et « les philosophes » : si pour celui-là, le problème moral reste en première place dans ses préoccupations, pour ceux-ci, la raison d’être de l’État est la satisfaction des besoins matériels des individus. Pour Rousseau, ce n’est pas le bien-être que doit réaliser l’État, mais la vertu.

 

Reprenant Aristote et son Éthique à Nicomaque, Werner nous rappelle les trois fondements de l’amitié qui sont l’utilité, le plaisir et la vertu. Nous est rappelé également ce qui constitue le fondement, la raison d’être de la Cité : l’utilité commune et non la vertu.

 

Revenant à Rousseau, et cette fois avec le Contrat social, Werner relève le ton et le contenu « quasi mystique » de l’ouvrage. Dans cet essai, Rousseau énonce que le citoyen n’est réellement citoyen que s’il s’identifie à la raison ; il n’y a, là, plus de distinction entre le problème politique et le problème moral. La solution du problème moral est presque condition de la solution du problème politique ; en conséquence, il n’y a qu’une seule voie possible : l’homme doit changer intérieurement. Toutefois, Rousseau n’utilise pas uniquement la raison mais la volonté générale comme pierre d’achoppement ; la volonté générale se confondant avec l’essence rationnelle de l’homme.

 

Werner dément la parenté que Ernst Cassirer établie entre Rousseau et Kant dans The question of Jean-Jacques Rousseau.  En effet, dans les rapports entre politique et morale, si la perspective kantienne est dualiste, celle de Rousseau est moniste ; Kant délimitant, contrairement à Rousseau, le domaine politique par rapport au domaine moral. De plus, Kant apparaît comme un défenseur d’une société ouverte, et ce qui est chez Rousseau politique, est chez Kant éthique. Si Rousseau moralise les concepts politiques, Kant dépolitise les concepts éthiques.

 

Werner reprend le parallèle entre Aristote et Rousseau, et note que la communauté de Clarens est l’exacte réplique de l’idéal aristotélicien. La belle âme de Rousseau ne serait rien d’autre que l’âme vertueuse d’Aristote.

 

Concluant provisoirement, Werner convient du fait que Clarens n’est pas Polis mais oikia, même si chez Rousseau la frontière entre les deux est flottante. Il s’ensuit de ce constat que si la politique rousseauiste s’enracine dans la mystique, cette mystique porte tout de même en elle les germes d’une politique.

 

Polémique

 

Nous restons toujours avec Rousseau et le Contrat social, et avec Aristote et sa Politique. Werner fait tout d’abord surgir une opposition formelle dans l’analogie rousseauiste entre les façons de gouverner une cité, commander des esclaves ou des enfants, et ce qu’Aristote déclare dans son livre I. Il résulte de cette opposition que si le pouvoir paternel et le pouvoir despotique ont un caractère absolu, ces pouvoirs s’opposent tout de même par leurs fins respectives ; si l’esclave est moyen, l’enfant, lui, est fin.

 

Werner traite ensuite des divergences existantes entre un Rousseau et un Aristote sur la question du monarque et de la monarchie, de leurs relations et analogies avec le pouvoir paternel, d’une part, et le pouvoir du maître d’esclaves d’autre part. Si pour Rousseau le monarque est tyran par essence et donc la monarchie tyrannie, pour Aristote, il existe une monarchie « correcte » bien distincte de la tyrannie. Enfin, si pour Rousseau, l’histoire fait l’homme esclave et non la nature, dans la Cité aristotélicienne, seuls les maîtres sont citoyens, et s’ils sont maîtres c’est par nature. Pour Aristote, certains hommes naissant pour l’esclavage et d’autres pour la domination.

 


 

« Nul n’est injuste envers lui-même »

 

Werner, tout en montrant la continuité de Rousseau par rapport aux penseurs libéraux (Locke et Montesquieu), n’en dénote pas moins des divergences. Si, tant dans l’Essai sur le Gouvernement civil que dans l’Esprit des Lois, tout absolutisme est un mal, pour Rousseau il n’est de mal que l’absolutisme monarchique ; ce qu’il faut, nous dit Rousseau, c’est substituer l’absolutisme d’un seul à l’absolutisme de tous, le pouvoir absolu entre les mains de tous cesse d’être un mal. Ce qu’il faut, trouvons nous toujours dans Le Contrat social, c’est une refonte nécessaire de l’homme pour qu’à l’état de nature se substitue l’état civil, pour que l’individu s’aliène à la communauté. Rousseau précisant que c’est à l’intérêt bien compris de l’individu qu’il faut faire appel pour opérer à bien cette transformation.

 

Du législateur

 

    Werner reste avec Rousseau et Le Contrat social pour aborder la question centrale du Législateur. Tout d’abord, traitant de la liberté et de l’esclavage, nous voyons que l’objet de Rousseau n’est pas la restauration de la liberté, mais la substitution d’une forme « légitime » d’esclavage à une forme « illégitime ».

 

    Qu’est donc le Législateur ? Il s’identifie au sage, dispensateur du vrai. Devant lui, le peuple est une sorte d’enfant qui répugne aux abstractions. Le Législateur agira envers le peuple comme le précepteur de L’Emile à son élève ; il s’adressera non moins à la raison qu’à l’imagination. Le Législateur s’emploiera même à faire parler les dieux.

 

    Quelles sont les tâches du Législateur ? Il est celui qui fait voir, celui qui institue. Le Législateur, nous dit Rousseau, doit changer la nature humaine pour instituer un peuple.

 

    Quant au peuple, soit il n’est pas encore institué, et alors il s’agira de l’instituer ; soit, il est déjà institué, alors il s’agira de l’éclairer. Se précise ainsi le rôle du Législateur comme pivot du système politique de Rousseau.

 

    Werner fait ensuite une analogie entre le Léviathan de Hobbes et Rousseau sur leur conception respective du pacte social. Si chez Hobbes, chacun se donne tout entier au Prince, chez Rousseau chacun se donne tout entier à la communauté. Avec le pacte rousseauiste, ce n’est plus la communauté qui apparaît comme le bénéficiaire de l’acte d’aliénation, mais la volonté générale. Le pacte ainsi entendu, est simultanément de sujétion et d’association.

 

    Nous voyons dans le Léviathan que ce n’est pas le corps politique qui engendre le souverain, mais bien le souverain qui engendre le corps politique. La souveraineté chez Hobbes se trouve être l’âme de la République ; et de même que Dieu a produit l’homme naturel, l’homme lui-même produit la République. Rousseau, tout comme Hobbes, oppose l’état de nature à l’état social ; ainsi le lien social aura-t-il un caractère non pas naturel mais artificiel.

 

    Pour Hobbes, héritier du nominalisme, le Prince joue le rôle du tertium quid. Le pacte hobbien est celui de chacun avec chacun, et la renonciation de l’individu à ses droits se fait au bénéfice du seul Prince. Au Prince se substituera chez Rousseau la volonté générale. Cette volonté générale ne pouvant par elle-même agir, elle agira par le truchement d’un organe médiateur : le Législateur. Werner établit enfin que le pacte rousseauiste dérive du pacte hobbien ; dans les deux cas, tout s’ordonne autour de l’idée d’aliénation.

 

    C’est Machiavel, nous dit Werner, qui laisse la marque la plus importante dans le chapitre de Rousseau sur le Législateur. Tant comme guide que comme façonnateur, le Législateur rousseauiste est d’essence machiavelienne.

 

    La fin de ce chapitre est une petite estocade de Werner à Rousseau. Aboutissant au fait que le système rousseauiste est une utopie, et que le Législateur est une figure de rêve, Werner définit la politique de Rousseau comme « tout entière rêve ». Rousseau faisant appel aux dieux en dernier recours, que faire nous dit Werner, si les dieux refusent de se faire Législateurs ? Et l’auteur de constater que Rousseau reste muet sur ce point.

 

    Brièvement, Werner nous traite de l’influence du Contrat Social sur la Révolution française ; cette influence est, dit-il, grandement exagérée par le simple fait que ce n’est qu’après 1793 que Rousseau a été réellement lu. Et enfin, ajoute-t-il, tout réside bien sûr dans l’interprétation qu’on se fera de la Révolution française.

 

Du désir de fusion

 

    Reprenant les critiques rousseauistes, Werner en arrive à dire paradoxalement que, loin de rompre avec la pensée monarchique, l’auteur de L’Emile non seulement confère à celui-ci un nouvel élan, mais encore fait récupérer à l’absolutisme monarchique sa jeunesse. Toujours selon Werner, ce serait commettre erreur que de dissocier chez Rousseau le thème mystique du thème absolutiste.

 

   L’auteur se permet ensuite un rapprochement d’avec Sartre. L’œuvre de Sartre, nous dit-il, se constitue sur le même schéma que l’œuvre de Rousseau. Ce sont les valeurs érotiques qui servent d’étalon de mesure dans l’appréciation portée sur les diverses formes de vie politique. Werner poursuit la lecture de Sartre en n’omettant pas que dans sa Critique de la raison politique, son auteur n’hésitera pas à conclure son analyse par un plaidoyer en règle en faveur du stalinisme.

 

    Les lectures comparée de Rousseau et de Sartre font pourtant apparaître des divergences.  Si un rôle fondamental est donné par les deux auteurs au tertium quid, c’est dans dans la façon dont ils conçoivent la mission du tiers qu’ils s’opposeront. Alors que pour Rousseau, le tiers se définit d’abord comme un éducateur, pour Sartre il se définit d’abord comme un gendarme. Pour Rousseau, il s’agit de transformer de l’intérieur l’individu. Ce qui oppose les deux auteurs, c’est aussi leurs conceptions respectives du pouvoir, et plus encore, deux conceptions de l’homme : la conception rousseauiste est optimiste puisque l’homme est éducable, et la conception sartrienne est pessimiste puisque ce n’est qu’en lui faisant peur qu’on arrive à ses fins.

 

    Pour autant, les œuvres de Sartre et celle de Rousseau obéissent à la même logique. Ce n’est que dans la mesure où nous nous assujettissons à un tiers que nous parviendrons à l’unité. Werner s’interroge cependant sur le fait de savoir si ce qu’il y a de meilleur pour la Cité est bien l’unité la plus parfaite possible.

 

    Werner souligne l’importance que revêt dans la politique rousseauiste la mystique fusionnelle, et le fait que cette politique n’est pas une politique de la liberté mais celle de la totalité ; il souligne également que la valeur sur laquelle s’articule l’ensemble du système rousseauiste n’est pas la liberté mais l’amour. Enfin, s’appuyant sur le livre d’Ernst Cassirer, Le Mythe de l’Etat, Werner remarque que la politique rousseauiste est l’illustration même de la pensée mythique.

 

« Hors l’être existant par lui-même, il n’y a rien de plus beau que ce qui n’est pas »

 

    Reprenant La nouvelle Héloïse, Werner note la prédilection de Rousseau pour l’asymétrie, et nous montre que les raisons de cette préférence sont d’ordre éthique. De plus, poursuit Werner, puisque « l’homme est né bon, et [que] c’est la société qui le corrompt », le mal n’est plus en l’homme mais hors de l’homme. Donc, c’est en réformant la civilisation, responsable première du mal affectant l’homme, c’est en agissant sur ce qui est hors de l’homme, que nous guérirons l’homme. Cet « hors de l’homme » n’est que le milieu sensible ; ainsi, agissant sur lui, en viendrons-nous un jour à ne plus nous détester nous-même. Il faut, si nous suivons Rousseau, verrouiller le milieu ; or, nous dit Werner, à l’expérience, l’explication se révèle fausse.

 

    Pour Rousseau, la condition première du bonheur est la vertu (bien peu révolutionnaire, note Werner) ; et cette vertu n’est autre chose que ne pas chercher à se fuir soi-même. Si Rousseau oppose Paris à la communauté de Clarens , c’est que dans la capitale, l’homme apparaît comme en perpétuel état de manque.

 

    Dans la dernière lettre de Julie, avant la disparition de cette dernière, nous apprenons que trop de bonheur n’est plus le bonheur , et même que celui-ci arrive à générer l’ennuie. Werner relève également l’importance du thème religieux de cette lettre. Si insatisfaction ou ennui il y a, c’est que l’homme aspire à l’infini. Dépassant le cadre de la Nouvelle Héloïse, Werner nous récapitule ce qui fait l’élément commun aux œuvres de Rousseau : il faut que l’homme s’en tienne aux bornes que lui assigne la nature, et à vouloir transgresser ces bornes, l’homme ne s’attire que des déconvenues.

 

    C’est, cette fois, dans le chapitre terminal du Contrat Social, que Werner nous conduit. L’auteur y décrypte les rapports entre le spirituel et le temporel chez Rousseau. Ce dernier, cherchant un moyen terme entre la religion de l’homme et celle du citoyen, fait apparaître une lutte entre l’esprit païen et l’esprit chrétien, entre l’exigence de limite et l’aspiration à l’illimité. Prenant les figures de Socrate et de Caton, lesquels ont un rapport différent à la Cité, Werner note que Rousseau préfère Caton, « plus citoyen », à Socrate, « plus philosophe ». Mais, demande Werner  - sans omettre de remarquer les contradictions internes - à qui donc s’apparente vraiment Rousseau, lui qui est dans le Contrat Social si critique à l’égard de la religion du citoyen, mais la préfère en définitive à la religion de l’homme ?


 


 

Explication de Soljénitsyne

 

    Avec Soljénitsyne, Werner nous entraîne en un premier temps vers une définition du tyran. C’est bien sûr le tyran soviétique qui est caractérisé ; et Werner de mettre en parallèle les propos de Platon dans La République et ceux de Soljénitsyne dans L’Archipel du Goulag. Il nous montre comment le tyran ne peut exister sans la présence de traîtres, de scélérats. Dans le système soviétique, nous dit Soljénitsyne, ce ne sont pas les meilleurs qui exercent l’autorité, ce sont les pires ; les criminels occupent les premières places et les meilleurs sont en prison.

 

    Approchant le système concentrationnaire soviétique, nous voyons grâce à Soljénitsyne comment une personne peut être en mesure d’y survivre et les conditions de cette survie. C’est tout d’abord un dilemme : perdre la vie ou la conscience, tout est dans ce choix ; survivent ceux qui plient. Faire de la vie la valeur suprême, c’est raisonner comme les traîtres ou les tyrans. Ce conflit des âmes, Werner le met en parallèle avec le conflit qui existe dans la cité elle-même ; une lutte entre le bien et le mal. Le point de vue de Soljénitsyne rejoint là encore celui de Platon ; la tyrannie est considérée comme une maladie de la cité mais, précise Werner, avant tout parce qu’elle est en premier lieu une maladie de l’âme. Pour les deux auteurs, l’âme tyrannique est l’âme bestiale ; ce qui caractérise l’homme tyrannique c’est le triomphe en l’homme de la bête.

 

    Traitant de la condition de l’homme en univers carcéral, Werner montre le paradoxe qui fait que donnant l’occasion de « réfléchir », la prison offre la vraie liberté.  Si un parallèle peut être fait entre Platon d’une part - qui dit que mieux vaut subir l’injustice que la commettre - et Soljénitsyne d’autre part, ce dernier va pourtant plus loin que le premier, en se posant la question de savoir si subir l’injustice n’est pas même en soi un mal.

 

    Abordant d’autres ouvrages comme Le Pavillon des cancéreux dont le ressort premier est l’amour, et Le premier cercle qui s’organise autour du thème de l’amitié, Werner sonde l’approche empirique des rapports humains de Soljénitsyne. Toujours sur le problème du mal, une analogie apparaît entre Rousseau et l’auteur russe :  pour éliminer le mal, il faut changer l’homme, et seule la religion peut opérer ce changement ou du moins endiguer le mal. La meilleure thérapie est donc d’ordre moral.

 

    Dans la Lettre aux dirigeants de l’Union Soviétique, nous voyons l’équivoque et le paradoxe du discours au tyran ; révélant aux dirigeants soviétiques les voies par lesquels ils pourront échapper à la ruine, Soljénitsyne ne se range-t-il pas de leur côté ? Rappeler au(x) tyran(s) le sens de l’intérêt commun, c’est aussi, s’il(s) l’entend(ent), permettre au régime de perdurer. Pour se faire entendre malgré tout du tyran, le philosophe peut-il s’épargner de lui parler sa langue ? Le mode utilisé par Soljénitsyne lorsqu’il s’adresse aux dirigeants soviétiques est très comparable, nous dit Werner, à celui utilisé par Aristote lorsque celui-ci s’adresse au tyran.

 

    Werner aborde enfin les rapports de Soljénitsyne avec l’Occident. Pour l’auteur russe, la crise morale que traverse l’Occident offre une grande similitude avec la situation dans laquelle se trouvait la Russie à la veille de la révolution. Le propos critique de Soljénitsyne montre que son auteur ne témoigne pas de beaucoup plus d’indulgence pour la démocratie américaine que Platon pour la démocratie athénienne. La conception soljénitsienne de la société est élitaire et privilégie l’ordre par rapport à la liberté, et c’est peut-être la raison pour laquelle son discours n’a pas été bien reçu pas les « biens pensants » occidentaux, et que l’exilé russe est devenu la mauvaise conscience de l’Occident libéral. Les prescriptions de Soljénitsyne sont tout d’abord des prescriptions de la conscience, nous dit Werner. La pire des maladies étant celles qui affectent l’âme, c’est à la préservation de la santé de l’âme que vise l’auteur de L’Archipel.

 

Post-Scriptum

 

Dans cet appendice, Werner tire profit des avertissements de Soljénitsyne, de son analyse de l’Occident libéral. Brièvement nous abordons la question de la liberté par rapport au libéralisme, puis du libéralisme par rapport au nationalisme, et la rupture survenue en 1914 dans l’alliance séculaire entre les valeurs libérales et l’État Nation ; puis nous survolons les années 30 qui entament, nous dit Werner, la rupture de la nation avec la liberté. Après 1945, l’État Nation recule face aux hégémonies des deux blocs. Enfin , Werner précise que ce n’est pas Marx qui permet de comprendre les révolutions du XXème siècle mais bien plutôt Machiavel.

 

Dans son diagnostic de la société des années 70 – date à laquelle l’auteur écrit son essai – Werner nous montre que l’erreur fondamentale du libéralisme est de se méprendre sur le système de valeur de son adversaire soviétique : ce n’est pas le bien-être que visent les dirigeants russes mais la puissance. Seuls deux discours, bien qu’ils soient marginaux, sont en prise sur le siècle, conclu-t-il : le discours traditionnel, contre-révolutionnaire d’une part et le discours gauchiste d’autre part; deux approches ayant en commun le fait de réhabiliter la réflexion politique.

 

Conclusion

 

    Pour clore son essai, Werner traite du totalitarisme en reprenant  la justesse d’analyse d’Hannah Arendt. Il montre que deux écoles débattent de cette question avec des approches différentes : l’école libérale et l’école traditionaliste. Pour la première, le totalitarisme est l’expression de la nostalgie de la société close, alors que pour la seconde, le totalitarisme est fils de la société ouverte, dont il ne fait qu’actualiser les virtualités latentes. Deux philosophies politiques donc, deux conceptions de l’homme et de la société.

 

    L’interrogation sur le totalitarisme, nous dit enfin Werner, c’est l’interrogation sur l’Occident lui-même. Puis, ultime présupposé, il faut se garder que cette étude du totalitarisme ne devienne elle-même totalitaire.

 


 

 

 

⏩ Mystique et Politique, d'Eric Werner est édité aux éditions de l’Age d’Homme (1980).

 

L’autruche politique

Voici un élément signifiant et qui peut aider à la compréhension des comportements de tel ou tel politique, de tel ou tel homme public en définitive. Il illustre bien l’aveuglement qui frappe notre « classe dirigeante » (Gaetano Mosca* ). La chose est simple.

Pierre-André Taguieff, dans sa préface à l’ouvrage de Julien Freund** - il s’agit de la thèse de doctorat de Freund, réédité chez Dalloz ; à un prix scandaleusement prohibitif, d’ailleurs - rapporte un dialogue entre Jean Hyppolite, alors membre du jury, et Julien Freund au moment  de sa soutenance de thèse, le 26 juin 1965. Il y a plusieurs témoins et l’échange rapporté est avéré.

Julien Freund

Sur les pas de Carl Schmitt, Julien Freund (1921-1993)

Jean Hyppolite, offusqué par les implications de la thèse de Freund, dit : « Sur la question de la catégorie de l'ami-ennemi (l’essence même du politique), si vous avez vraiment raison, il ne me reste plus qu'à aller cultiver mon jardin. »

Et Julien Freund de répondre : « Écoutez, Monsieur Hyppolite, vous avez dit […] que vous aviez commis une erreur à propos de Kelsen (ndr : Hans Kelsen, juriste, 1881-1973). Je crois que vous êtes en train de commettre une autre erreur, car vous pensez que c'est vous qui désignez l'ennemi, comme tous les pacifistes. Du moment que nous ne voulons pas d'ennemis, nous n'en aurons pas, raisonnez-vous. Or c'est l'ennemi qui vous désigne. Et s'il veut que vous soyez son ennemi, vous pouvez lui faire les plus belles protestations d'amitiés. Du moment qu'il veut que vous soyez son l'ennemi, vous l'êtes. Et il vous empêchera même de cultiver votre jardin. »

Et Jean Hyppolite, décontenancé, de répondre : « Dans ce cas, il ne me reste plus qu'à me suicider. »

Pierre-André Taguieff cite ensuite le commentaire critique fait par Raymond Aron à propos de Jean Hyppolite et rapporté par Julien Freund : « Votre position est dramatique et typique de nombreux professeurs. Vous préférez vous anéantir plutôt que de reconnaître que la politique réelle obéit à des règles qui ne correspondent pas à vos normes idéales. »

Ce qui est relaté dans cette anecdote vieille de 56 ans est toujours vrai ; cet aveuglement grève notre présent et préjuge de notre avenir en tant que peuple, en tant que Nation. Il faut pourtant aujourd’hui être réaliste et dire ce qui est, même si cela fait mal.


Jusques à quand cet aveuglement ? Jusqu'au moment de l'écrasement sur le mur de la réalité ?

 

autruche 

"Français, votez pour moi ! Ayez confiance..."


Notes :

* Cf. The Ruling Class (Elementi de Scienza Politica). Curieusement, ce livre majeur en sciences sociales, n’est pas traduit en français. Est-ce vraiment un hasard ? On peut heureusement le trouver en langue anglaise :

http://www.amazon.com/Ruling-Class-Elementi-Scienza-Politica/dp/0313226172/ref=ntt_at_ep_dpi_1 

**Julien Freund, L'essence du politique, réédité chez Dalloz. On peut trouver un des chapitres de cet ouvrage édité au Seuil; coll. Points politiques, sous le titre Qu'est-ce que la politique ?


Crédit photos :

Julien Freund, http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/0/0c/Freund3.JPG

Pour l'autruche, http://www.nuggetsfactory.com/shop/product.php?id_product=4801

 

Feue l'armée française (1)...

Il y a des institutions qui, dans un passé encore récent, imposaient le respect ; c’était le cas de l’Armée. Mais les choses changent, et le regard posé sur elles également. Qu’est-ce qui peut encore imposer le respect dans une institution qui sert des intérêts qui ne sont plus ceux de la France ?


Si l’on demande aux militaires de ne pas penser, on peut leur faire confiance. De toute manière cela n’est pas leur rôle dans le cadre constitutionnel qui est le nôtre actuellement. Cela serait différent, par exemple, dans un pays où l’Armée aurait une conscience politique, où elle serait gardienne des intérêts supérieurs de la Nation et/ou de la Constitution.

 

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Il y a à mon sens trois cas de figures que l’on rencontre dans cette société militaire française contemporaine ; dans le sens que l’on peut donner à son devoir d'état, l’on peut rencontrer les mêmes figures dans des institutions civiles.  Ainsi, si certains militaires sont conscients de ce que le pouvoir leur fait faire « au nom du peuple français », ils accomplissent malgré tout ce qu’ils pensent être leur « devoir », les « mâchoires serrées », certes, car ils n’ont pas d’autres alternatives professionnelles ; d’aucuns le font en pleine conscience et même avec zèle, agissant en suppôts-dévots de l’idéologie en vogue et au pouvoir, en espérant - et parfois en en tirant effectivement - un bénéfice financier. Il y a aussi une masse informe de militaires « bœufs », type parfait de zombies sans lumières qui va où on lui dit de faire, sans se poser de questions. Faut-il blâmer telle ou telle catégorie ? faut-il déplorer le petit nombre de telle autre ? 

  

Il faut peut-être regarder tout cela avec recul, détachement, et se dire simplement qu’il ne fait pas bon d’être soldat aujourd’hui, que ce métier - entendons derrière ce mot : vocation, traditions, honneur, fidélité, servir, etc. -  ne représente plus rien de ce qui fut. Que mourir sous l’uniforme en 2011 n’est pas vraiment glorieux compte tenu de l’idéologie qui commande et envoie nos armées dans tel ou tel pays pour servir les intérêts de quelques cliques de l’hyper-classe mondialisée.

 

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Les États-Unis en un sens ont compris ce qu’il fallait faire pour ne plus être hypocrite - assez paradoxal pour des Protestants évangélistes d’ailleurs - ceci en substituant peu à peu à l’armée nationale, des armées privées. Celles-ci furent à l’œuvre en Irak, en Afghanistan ; elles sont même aujourd’hui déjà en nombre égales dans les théâtres d’opérations, voire en passe d’être supérieures en nombres. 

 

Car les armées aujourd’hui, dans ce système idéologique mondialiste, ne sont pas autres choses en définitive que des mercenaires. Et bien sûr, pas des mercenaires « à la papa », du type Denard, Faulques, Schramme, Tony de Saint-Paul ou Siegfried Muller. Les mercenaires membres des armés privées actuelles ne sont que des tueurs patentés, sans foi ni loi, sans honneur ni fidélité, si ce n’est aux rétributions sonnantes et trébuchantes. Depuis les années 90’s du XXème siècle, en effet, le mercenariat de type « ancien » n’est plus. On a vu cela avec le dernier coup de Denard aux Comores en 1995 (quand il renversa Djohar) et avec la montée en puissance d’Executive Outcome en Afrique du Sud. Nous sommes passés dans un autre monde…  

 

Ainsi, dans son « Morte D'Arthur », paru dans Poems en 1845, le poète Alfred Tennyson ne disait-il pas (Cf. vers 236-238) :

 

And I, the last, go forth companionless,

And the days darken round me, and the years,

Among new men, strange faces, other minds” (2).

 

 

 

Notes :

 

(1) C'est le titre éponyme d’un ouvrage du CNE Lucien Souchon, paru anonymement, chez Fayard, en 1929.

 

(2) "Et moi, le dernier, je poursuis ma route sans compagnon, / Et les jours s'assombrissent autour de moi, comme les années, / Au milieu d'hommes nouveaux, de visages étranges, d'esprits différents." (traduction pers.)

Idéologie(s) du Mal

Les idéologies totalitaires ont un point en commun, celui d’objectiver le mal à l’extérieur de l’« homme nouveau » (1). En cela, les Lumières et la révolution française ont ouvert la voie ; l’idéologie révolutionnaire en œuvre à partir de 1789 a ainsi postulé que l’homme était bon « par nature » (2). Et là réside le choix crucial et fondamental qui va conduire toutes les idéologies meurtrières ultérieures, tant la révolution française est LA matrice des toutes les autres (Cf. Alexandre Soljenitsyne). Le mal étant objectivé, extérieur, il y a donc une possibilité simple et efficace d’accéder au bonheur sur terre : il faut néantiser, exterminer ce « mal ». Ce sera tel groupe d’individus, telle classe sociale, telle catégorie d’êtres humains. L’équation génocidaire est posée ; elle fut mise en œuvre dans plusieurs pays. La barbarie est malheureusement universelle avant la raison (le bon sens) ; pour paraphraser René Descartes, c’est « la chose du monde la mieux partagée » (Cf. Discours de la méthode, début de la première partie).

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Alexandre Soljenitsyne (1918 - 2008)

L’équation ne s’arrête pas là ; il n’y a pas d’échappatoire - c’est un des aspects totalitaires de ces régimes. Tel individu ne veut pas croire en cette « société nouvelle » ? Il refuse de se complaire dans cette idéologie « libératrice et salutaire » ? Il ne veut pas participer à la « construction du bonheur sur terre » ? Il est donc assurément malade, son être est assurément « corrompu », il doit donc être « corrigé », voire « soigné ». C’est un « psychotique lent », disait-on en Union Soviétique...

Les idéologies modernes du libéralisme, du mondialisme n’échappent pas à cette critique. Le totalitarisme de ces idéologies apparaît d’ailleurs de plus en plus sans fard. Une phrase attribuée à Margaret Thatcher est symptomatique à cet égard : « There is no alternative ». Il n’y a plus de discussion possible, la main invisible du marché à tranché. Cette phrase de l’ancien Prime Minister de Downing Street fut reprise plus récemment sur le continent, ici et là, notamment par l'ancien Président Sarkozy et l'actuel hôte de l’Élysée.

Et ces idéologies (libérale et mondialiste) apparaissent curieusement comme des hérésies antiques ; elles ne sont pas sans correspondre, en effet, au pélagianisme lequel prônait l’individualisme, les droits de l’homme tout puissant, etc. Ceci au point que Pélage puisse être vu, à cet égard, comme une sorte de précurseur du Protestantisme. Dans cet ordre d’idée, il n’est pas étonnant que le capitalisme libéral et l’idéologie du marché aient été propagés, véhiculés (3) par des anglo-saxons protestants.

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L’Église terrassant l'hérésie (Église de Herzeele; France) 

Les islamistes radicaux ont également cette même approche anthropologique objectivant le Mal, cette même vision du monde exclusive, distinguant ce dernier entre le territoire de l’Islam (Dar al-Islam) et le territoire de la guerre (Dar al-Arb). De Ibn Tayymiya à Sayed Kotb en passant par Mawlana Maududdi et Taqiuddin an-Nabhani, nous avons cette conception mondaine révolutionnaire/totalitaire. Une vision binaire, où subsiste néanmoins un îlot intermédiaire, celui du contrat (temporaire, bien entendu).

Ce qui pourrait également faire le lien entre ces différentes idéologies, c’est le puritanisme. Par delà leurs différences et/ou oppositions apparentes, ces idéologies partagent un fond commun de contractualistes, de scripturalistes, pourrait-on dire.

Le christianisme - et en particulier catholicisme - se situe, lui, aux antipodes de cette conception de l’homme. L’élément anthropologique fondamental, à la racine de cette opposition est - dans le catholicisme en tout cas - l’existence du péché originel : le mal n’est pas extérieur à nous, indépendant de nous, mais nous traverse tous autant que nous sommes ; il est constitutif de la nature humaine, de la condition de créature. C’est notre condition de mortel. Cette disposition anthropologique fera que, principiellement bien sûr (car le catholique dispose du libre-arbitre), le regard sur l’autre sera toujours humain et non barbare. Saint Thomas d’Aquin eut de remarquables pages sur ce sujet dans sa « Summa contra Gentiles » (4).

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Saint Thomas d’Aquin, le docteur angélique. Retable de Carlo Crivelli (1494)


Notes :

(1) Lire Hannah Arendt qui aborde ce sujet dans son remarquable essai sur les origines du totalitarisme.

(2) Rousseau en étant le parangon.

(3) et qu’il soit d’ailleurs défendu par les mêmes encore aujourd’hui, bien qu’ils aient « converti » à leur hérésie nombre de païens ou d’ex-catholiques à travers le monde.

(4) Cf. Livre Quatrième, L’Incarnation, Chapitre 50


Iconographie :

Alexandre Soljenitsyne : 

http://journées-soljenitsyne.com/wp-content/uploads/2011/05/101.jpg

St Thomas d’Aquin : 

http://fr.academic.ru/pictures/frwiki/67/Carlo_Crivelli_007.jpg

L’Église terrassant l’hérésie : 

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Admirable Orwell

On connaît les romans de George Orwell. Nous avons suivi le policier de l’Empire britannique dans les rues des villes moites de Birmanie, circulant dans ce monde bien particulier des colonies (1), nous avons cheminé avec lui en Angleterre tout comme en France et connu la vie épouvantable des sans-le-sou (2), nous nous sommes régalés au tableau féroce et précis, du monde construit par le cochon Napoléon (3), nous nous sommes penchés sur le triste quotidien du commis de librairie britannique et de sa plante verte (4), nous avons ressentis l’oppression et l’étouffement du monde de Big Brother (5), etc. ; bref, nous avons apprécié le talent de romancier d’Orwell. 

Mais cet auteur nous donne encore davantage dans ses essais que les éditions Ivréa (6) ont eu le bonheur d’éditer. Tout d’abord en quatre volumes, ces essais ont été regroupés bientôt en deux, par une sélection des plus intéressants d’entre eux. 

Nous pouvons ainsi lire « Dans le ventre de la baleine » et « Tels, tels étaient nos plaisirs ». Un voyage dans la littérature, dans la politique, l’histoire, l’esthétique, la remémoration, bref, un très beau et instructif parcours et tableau nous est offert avec ces essais dans l’univers de l’écrivain, du journaliste, du penseur, de l’homme Eric Blair, plus connu sous son nom de plume de George Orwell. 

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Photographie d'Orwell figurant sur un de ses passeports. 

George Orwell est une personne remarquable. C'est un être profond, délicat, humain, sérieux et méthodique, et surtout honnête intellectuellement parlant, qualité très rare que l’on ne peut que souligner. Lisons à ce sujet les textes de Jean-Claude Michéa sur cet auteur.

Un exemple de cette honnêteté nous est donné dans son essai sur la guerre d’Espagne (Orwell était pourtant dans le camp des républicains, des « Rouges ») où il traite sans complaisance ni omission de l’attitude ignoble des brigadistes (hormis ceux du POUM dont il était) vis-à-vis des civils et des religieux non acquis aux « thèses » soviétiques, staliniennes. 

Il n’est d’ailleurs pas étonnant que George Orwell ait connu de son vivant l’anathème et qu’aujourd’hui ses écrits soient malheureusement moins connus qu’ils ne le devraient, tant nos sociétés n’aiment pas les êtres vraiment libres. 

Il faut dire qu’Orwell « gêne » non seulement la gauche, dont il est un des représentants éminents - cependant d’une gauche « oubliée », une vraie gauche, éprise d’équité sociale, de justice et non de l'idéologie du marché, du Gender, de l'antiracisme, des sans-papiers, etc. - mais  il gêne encore une certaine droite, que l’on qualifierait - en reprenant les catégories de René Raymond - de Bonapartiste et d’Orléaniste, la droite libérale capitaliste, la droite de l'argent Roi, du Fouquet's, de « ceux qui passent dans les gares devant ceux qui ne sont rien »... 

Nous ne pouvons qu’inciter les personnes qui n’ont pas encore eu le plaisir et l’avantage de lire ces essais de se tourner (au moins) vers ces deux volumes d’oxygène et d'intelligence, de finesse et de bonté, édités par Ivréa (7).

https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjgxQz4izfH8r2gZdDv2vEeB-dmx8jd4NmKl0lR4ZYWKUF9bcc-eZeoY39uen2f-69DkrgsY9XiCJnTJW0-8zN4nlkHCZYjk5MqPySdnhBKP5vK6vJ7cUYSrMdrp2VH9kmV0JTi3h1xGUaP/s1600/Orwell+2.jpg

Orwell à sa table de travail...

 

Notes : 

(1) « Une histoire birmane » ou « Une tragédie birmane », dans ses titres français.

(2) « Dans la dèche à paris et à Londres ».

(3) « La ferme des animaux ».

(4) « Et viva l’aspidistra ! ».

(5) « 1984 ».

(6) Libraire-éditeur IVREA : 1 Place Paul Painlevé 75005 Paris – Tel : 09 62 33 29 58. Site web : https://www.editions-ivrea.fr/

(7)  « Dans le ventre de la Baleine et autres essais » (1931-1943), Paris, Éd. Ivrea & Éd. de l'Encyclopédie des Nuisances, 2005. Édition abrégée des Essais, articles et lettres. [EAN13 9782851842848]

« Tels, tels étaient nos plaisirs et autres essais » (1944-1949), Paris,
 
Éd. Ivrea & Éd. de l'Encyclopédie des Nuisances, 2005. Édition
 
abrégée des Essais, articles et lettres. [EAN13  9782851842855]


Crédits photos :

A la machine à écrire : http://twilightstarsong.blogspot.com/2011/04/george-orwell.html

Photo de passeport : http://endautresmots.blogspot.com/2010/04/george-orwell.html

Contre l’adversité…

« Tout ce qui est grand se dresse dans la tempête »

Platon (République, 497d, 9) (1)


Malgré tout. Oui, malgré tout, il faut continuer. Cette époque nous montre l’abjection érigée en vertu, l’immonde présentée en modèle, le méprisable cosmétiqué en honorable. Et il faut continuer son chemin, malgré tout...

Mais l’époque est-elle vraiment responsable ? On accuse le temps, mais je crois simplement que c’est l’homme qui est ainsi ; pas l’époque. C’est l’homme qui fait son temps, pas l’inverse. Ce n’est pas notre temps qui est à vomir, mais... l’homme !

Que nous disent alors ces hommes d'aujourd'hui sur ce qu’ils sont ? Pas des choses reluisantes malheureusement… L’homme est toujours une créature misérable et qui pense que le monde est né avec lui - ce nain assis sur des épaules de géant -, qui se croit au-dessus de tout car cet homme a un I-pad, pianote sur le net pour savoir tout sur tout, est en contact Skype avec l’autre bout du monde, peut aller n’importe où en voiture sans se perdre - même s’il n’y est jamais allé et n'a jamais tenu une carte papier de sa vie - grâce à son GPS, se croit supérieur à ceux qui sont morts avant lui car ils n'avaient pas d'emails, ne recevaient pas de sms, ne participaient pas aux réseaux sociaux, etc. Sans parler de la délectation de cet homme de notre temps (2) à regarder et à se délecter de l’ordure télévisuelle, du sordide des journaux dégénérés et pervers présents sur tous les étals, du consternant avec le discours politique qui se répand sans vergogne et à dose létale sur tous les vecteurs médiatiques. Sans oublier ces « hommes et femmes de vertu », ces politiques, ces bonnes consciences, qui nous disent que dire, que penser, que faire et comment faire dans notre époque troublée, ceux qui parlent en bons samaritains, en donneurs de leçons à d’aucuns qui se cherchent en ces temps incertains et tâchent de demeurer droits, alors que dans le même temps, ceux-là mêmes qui parlent se vautrent dans la veulerie, le stupre, la concussion, la corruption, etc. Eux qui, justement, sont sensés être des modèles, des exemples, des témoins (ou en tout cas, se posent en tant que tels) ! Il ne faut pas être dupe de tout cela. Nous ne le sommes pas. Alors, que dire ? Que faire ?

L'enigme de l'Atlantide - extrait

L'on pourrait qualifier ce propos de naïf, d'in-nocent ; vous auriez peut être raison. Vous  diriez que, n’étant pas dupe, l'on devrait être plutôt cynique, car si l'on sait certaines choses et qu’en ces temps, le cynisme est le dernier refuge des idéalistes ; vous auriez sûrement raison. Mais, voyez-vous, tout le monde n'est pas aussi « doué »… même pour le cynisme ; tout le monde n’a pas cette capacité. L’on ne peut-être cynique que si l'on a justement perdu l’in-nocence ; mais, voyez-vous,  cette dernière se colle à certaines personnes comme une terre généreuse et gorgée d’eau à une semelle providentielle, celle de leurs pieds. Ils ne font rien de particulier, d’efforts incommensurables pour demeurer ainsi : ils sont ainsi ! On ne se refait pas ; mais pendant ce temps, le monde nous refait. C’est toujours le tragique des in-nocents d’ailleurs : vouloir refaire le monde et se faire refaire par lui ! Mais il reste encore un espoir malgré tout : le jardin… l’environnement immédiat, la famille restreinte, les amis choisis, le « cercle » défini (3).

Alors, d'aucuns se sont dit, maintenant, nous allons tracer plus justement, plus profondément nos « cercles » ; et gare à ceux qui les dérangeront, y pénétreront sans y avoir été invité, accepté. Dans ces cercles, nous préserverons ce à quoi nous croyons, ce qui nous donne le frisson : notre foi, nos valeurs, nos principes, même et surtout s’ils sont jugés par notre temps (par les hommes de notre temps, pour être plus précis) « désuets », « dépassés », « incongrus ». Dans ces cercles, nous maintiendrons la flamme, celle qui est en nous depuis un temps inconnu, indéterminable, celle du don de la Grâce ; nous la protègerons cette flamme  comme un veilleur anachronique, comme un gardien de phare perdu, comme une sentinelle oubliée, mais comme un brigand aussi. Il faut se battre pour cette flamme ; elle est ce qui nous constitue, celle qui nous maintient debout, vivant, avec l’honneur… de pouvoir se regarder en face.

Cette flamme nous la transmettrons aussi à nos enfants, dans l'espoir qu'ils la maintiendront, car nous croyons en un avenir meilleur, car nous croyons au salut de l'homme et simplement car nous avons la Foi, celle des charbonniers, celle des simples, pas celle des bourgeois, des assis, des premiers rangs de cathédrale, des bouffis d'orgueil envisonnés, cortisonendraculés (4), des bien-pensants et  de ceux enfin qui nous fatiguent depuis bien trop longtemps...

 

"Je suis l'homme des cendres bien froides qui croit en un tison quelque part survivant ", disait René Char (5).

René Char

Notes :

(1) François Fédier propose cette traduction très signifiante "Tout ce qui est grand s'expose à la tempête". On la trouve à la fin du discours du Rectorat de Martin Heidegger.

(2) Un héros de notre temps, dirait un Lermontov.

(3) Cela fait penser au mot d'Archimède, lors de la prise de Syracuse, au soldat romain venu l'arrêter, alors qu'avec un bâton il faisait des calculs sur le sol: "Ne dérangez pas mes cercles".

(4) Cf. le mot du poète Michel Deguy, in Disney-World, Poèmes II (1970-1980).

(5) Cf. Recherche de la base et du sommet. A une sérénité crispée (1952).


Iconographies :

René Char : http://www.devoir-de-philosophie.com/images_dissertations/26610.jpg

Edgar P. Jacobs : L’énigme de l’Atlantide in TINTIN - pages spéciales de 1955 p.10