12 novembre 2018

Jakarta Geopolitical Forum 2018


Le 24 octobre dernier se déroulait à Jakarta la seconde édition du Jakarta Geopolitical Forum. Cet événement était organisé par le Lemhanas (Lembaga Ketahanan Nasional), l’Institut de Résilience National indonésien, lequel avait invité, à cette occasion, sept universitaires et chercheurs de plusieurs pays, de la Chine populaire aux Etats-Unis, en passant par l’Australie, le Japon et la France.

Les intervenants au Forum,
avec, au centre, le Gouverneur du Lemhanas, Agus Widjojo.

Au cours des débats, furent abordés les questions qui importent, particulièrement celle de la montée en puissance de la Chine et des conséquences non seulement pour l’Asie en général mais pour le monde entier également. Ce qui était à souligner, fut la liberté de ton et parole laissée aux intervenants, ceci dans le cadre du fameux Chatham House rule

Ainsi a-t-on pu voir s’exprimer librement, les différentes approches en matière de géopolitique (idéalistes et réalistes notamment), les différents points de vues quant à la mondialisation (tant favorable que critique) et donc la multiplicité d’analyse sur la question de savoir ce qu’il fallait comprendre de cette redistribution des cartes géopolitiques avec une Chine aujourd’hui pivot des échanges mondiaux et acteur majeur, incontournable, des relations internationales.

La Chine et la route de la soie
(intervention de votre serviteur).

C’est dans le grand Ball Room du prestigieux Ritz-Carlton Kuningan, que se tenait l’événement. La journée fut ouverte par un propos introductif prononcé par le Gouverneur du Lemhanas, le Général (CR) Agus Widjojo, suivi par celui d’un ancien ministre et conseiller de quatre présidents indonésiens depuis Suharto, le Professeur Dorodjatun S. Kuntjoro Jakti ;  vînt le discours du Ministre des Affaires Etrangères indonésien, Retno Marsudi qui présenta les actions de son ministère. 

Les intervenants-invités présentèrent ensuite leurs interventions en deux sessions (matin et après-midi) : Lyle J. Morris de la Rand Corporation, Zhixing Zhang analyste à Stratfor, Shigehisa Kasahara enseignant à l’Université de Leiden, Natalie Sambhi chercheur au Strategic and Defence Studies Centre, Pang Zhongying directeur du Centre for the Study of Global Governance, Kevin G. Nealer (Etats-Unis) du Scowcroft Group, ainsi que votre serviteur. 


Une partie de l'auditoire du Jakarta Geopolitical Forum 2018.

Parmi l’auditoire, composé de plus d’une centaine de personnes, on reconnaissait des personnalités indonésiennes, mais aussi des attachés relevant de nombreuses Ambassades. Après les questions-réponses, tant des modérateurs (le Professeur Agung Iriantoko et son Eminence Imron Cotan) que de la salle, vinrent en fin de journée, les discours de clôture prononcés par le Professeur Dadan Umar Daihaini ainsi que par le Gouverneur de l’Institut. 

Chaque intervenant - ici votre serviteur - reçu des mains du Gouverneur Widjojo un souvenir de cette journée.

La journée s’achevait par un dîner privé, chaleureux, réunissant les intervenants et les cadres de la direction du Lemhanas.

L'insigne du Lemhanas.
Sa devise (en javanais) signifie quelque chose comme :
"Il n'y a pas de vérité ambiguë".

On peut, pour plus de détail, se rendre sur le site du Lemhanas :

Crédit photos : Lemhanas

4 novembre 2018

Manipulations dangereuses

Alors que les élections présidentielles approchent - elles doivent avoir lieu l'année prochaine - et que les candidats principaux sont d'ores et déjà déclarés, avec notamment les tandems Prabowo Subianto / Sandiaga Uno d'une part et Jokowi / Ma'ruf Amin d'autre part, les manipulations vont bon train et pas spécialement pour le bien et l'unité (toujours fragile) du pays.


Un des derniers exemples, est un incident mettant en cause le Banser (Barisan Ansor Serbaguna), le service d'ordre du mouvement de jeunes (GP Ansor) du Nadhlatul Ulama, le plus grand mouvement religieux musulman d'Indonésie. 


Le 22 octobre 2018, au cours de la commémoration de la « journée pieuse » (hari santri) à Limbangan Square, dans la subdivision administrative de Garut, au Sud de Bogor (sur l’île de Java), des « jeunes » du Banser ont brûlé un drapeau du Hizb-ut-Tahrir (HTI), un mouvement islamiste indonésien (1) ; un drapeau noir frappé en blanc par la doctrine exprimant un pilier de la foi islamique, le Tawhid , enseignée dans le Coran et la Sunna : "Il n'y a d'autre dieu qu'Allah".


Drapeau du HTI (al-Rayah)


Cet événement a été filmé et la vidéo de deux minutes cinq diffusée sur tous les réseaux sociaux, provocant un certain émoi dans le landerneau politico-religieux indonésien. Rapidement, les critiques sont venues accabler le Banser, critiques non seulement en provenance des opposants bien sûr, mais également issues des plus hautes instances du Nahdlatul Ulama. Un discrédit est ainsi lancé sur cette branche militante du plus grand mouvement de l'archipel. Qu'en est-il réellement ? Que cela cache-t-il ? En quoi cela est-il important ?

Il apparaîtrait que cet incident soit une manipulation opérée par les services de renseignements indonésiens, sur ordre de la présidence (Istana). Après un travail minutieux de recherches, le Banser serait parvenu à cette conclusion. En travaillant sur le Big Data, en listant les communications téléphoniques, en décryptant les activités sur les réseaux sociaux, en surveillant les mouvements d’argent (notamment sur le compte de l’avocat du HTI), les jeunes activistes du Banser en sont venus à la conclusion que les services indonésiens ont fomenté ce « coup » pour discréditer leur mouvement.

Militants du Banser, service d'ordre affilié au Nadhlatul Ulama.


Le président Jokowi, prenant ombrage du fait que le Banser soit en mesure de mettre en œuvre aisément des rassemblements populaires pour la défense du pays, sans pour cela avoir besoin de payer les participants (comme cela se fait généralement par tous les partis politiques indonésiens). Le président aurait ainsi voulu discréditer le Banser vis-à-vis des musulmans indonésiens (comptant pour plus de 85 % de la population), tout en conservant cependant l’appui du NU ; en effet, Ma'ruf Amin, son colistier pour les prochaines présidentielles est issu lui-même du NU. Le discrédit est porté sur la base du fait que, sur cette bannière brûlée publiquement, figure la profession de foi musulmane et qu'ainsi l'ensemble des musulmans est concerné. Certes, le Tawhid concerne tous les croyants musulmans, mais c'est oublier que ce drapeau est également celui du HTI, même si ce dernier utilise aussi dans ses manifestations aux côtés de ce fameux drapeau noir, une autre bannière, avec exactement le même Tawhid calligraphié, cette fois en noir et sur fond blanc. Les deux drapeaux sont des emblèmes du HTI (2).

Mais le président Jokowi ne serait pas le seul derrière cette manipulation. En effet, parmi ses ministres coordinateurs, figure Wiranto, en charge des affaires politiques, légales et de la sécurité (Kemenko Polhukam). Ce Général (CR) serait  à l’origine du développement d’un mouvement islamiste chargé de basses œuvres, le FPI, le Front des défenseurs de l’Islam ; il est aussi un pur produit de l’ère Suharto, ayant occupé les plus hautes fonctions au sein de l’armée indonésienne.

Le président indonésien, Joko Widodo, dit Jokowi.


Rappelons que durant les dernières années de l’époque Suharto, les mouvements islamistes ont souvent servi de cartes biseautées (autant de cartes dangereuses) pour le bénéfice et l’intérêt de certains cercles du pouvoir indonésien. Le FPI en fait partie, tout comme les militants du HTI bien que dissous. Et dans ce jeu, les empêcheurs de tourner en rond sont les membres du Banser, ce mouvement nationaliste militant et partisan d’un Islam traditionaliste (local, enraciné).

Ce qui a motivé le Banser dans son action est le fait que le HTI a réussi dans plusieurs provinces à faire hisser son drapeau noir en lieu et place du drapeau national indonésien et, ce, avec la complicité tant des autorités politico-administratives que militaro-policières. Ainsi, que ce soit à Sulawezi (par exemple à Poso, sur Célèbes), qu’à Kalimantan Timur (Kalimantan Est) et ailleurs, la bannière islamiste claque-t-elle au vent, ceci en toute impunité et avec la complicité des garants de l’Etat indonésien. Un acte scandaleux dénoncé à juste titre par le mouvement nationaliste du Banser.

Alors que l’Indonésie demeure toujours un pays fragile, dont l’unité reste précaire depuis l’indépendance en août 1945, laisser les islamistes (manipulés) arborer leurs fanions sur les édifices publics est un jeu très dangereux. Joko Widodo qui avait pourtant suscité un certain enthousiasme populaire lors de son élection, semble aujourd’hui se laisser lui-même manipuler par les forces occultes qui avaient cours lors de l’ère Suharto. Un manque de force de caractère, de volonté, chez le président en exercice, semblerait être la cause de ces erreurs funestes. Ce qui pourrait pousser la présidence à agir de la sorte serait le fait que son adversaire, Prabowo, a choisi depuis environ cinq ans la carte de l’Islam politique et militant. En effet, Prabowo qui tentait, du moins jusqu’à la dernière élection présidentielle, de rallier plutôt dans le camp nationaliste et populaire, a choisi depuis celui des islamistes. Voulant englober le plus grand électorat possible pour sa réélection, Jokowi tenterait donc aujourd’hui d’élargir le vote en sa faveur, ceci jusqu’aux islamistes.

Le ministre coordinateur des affaires politiques, légales et de la sécurité, le Général (CR) Wiranto.

Alors que l’actuel président sera vraisemblablement reconduit l’année prochaine dans ses fonctions - tant la situation économique s’améliore et que le petit peuple (wong cilik) sent un réel intérêt de Jokowi pour les plus modestes - l’on peut craindre le pire, si ces forces occultes persistent dans ce soutien intéressé aux islamistes. Ces derniers, gagnant en légitimité, en visibilité, vont ainsi encore plus se développer dans le plus grand archipel du monde avec ses 250 millions d’habitants et sa position géostratégique majeure dans ce Sud-Est asiatique en pleine transformation.


Post-scriptum : Dernier détail plutôt accablant pour Jokowi : le fait que son tandem avec Ma'ruf Amin - en vue des prochaines élections présidentielles - ait à présent le même avocat que l'ex-HTI (Hisb-ut-Tahrir), à savoir Yusril Ihza Mahendra (3).

ADDENDA Contacté le 14 novembre 2018 au sujet de cette affaire, Ysmaïl Yusanto, le porte-parole de l'ex-HTI, déclarait à l'auteur que "noir ou blanc, il ne s'agissait pas du drapeau du HTI", tant son mouvement n'a pas de drapeau à proprement parler. Les deux bannières/drapeaux (respectivement al-Rayah et al-Liwa) sont bien utilisés par le HTI, mais "ce sont les drapeaux de tous les musulmans, comme l'attestent Al-Tirmidzi, Al-Baihaqi, Al-Thabarani et Abu Ya'la". Par ailleurs, ajoute-t-il, "brûler ces drapeaux (noir ou blanc) est une insulte à tous les musulmans et c'est même un blasphème, une diffamation inacceptable" car "ce que l'on brûle, c'est la profession de foi des musulmans". Toujours selon Yusanto, "les cas de blasphème se multiplient car le plus haut dirigeant du pays (id est, le Président Jokowi) ne remplit pas sa fonction, celle d'être un gardien de la religion (hirasatud din)."

Note :

(1) Le Hizb ut Tahrir Indonesia a été interdit le 8 mai 2017. Il s'agit donc d'un mouvement qui normalement n'a plus d'existence légale. Demeurent cependant les militants, lesquels sont toujours actifs et propagandistes.
(2) Lors d'une visite effectuée par l'auteur à la boutique/librairie du Hizb ut-Tahrir à Jakarta en 2006, le drapeau noir avec le Tawhid était vendu comme l'emblème du HTI (du petit format avec embase à poser sur un bureau, au grand format à utiliser dans la rue pour les manifestations). 
(3) Cf. https://news.detik.com/berita/4288438/yusril-ihza-mahendra-jadi-pengacara-jokowi-maruf-di-pilpres-2019


Iconographie :
Membres du Banser : https://www.straitstimes.com/asia/se-asia/indonesias-militant-moderates-fight-religious-intolerance
Jokowi : http://time.com/4379401/indonesia-china-jokowi-natuna-sovereignty-maritime-fishing-dispute/
Wiranto : https://www.oposisi.net/2018/09/ditanya-kekerasan-polisi-ke-mahasiswa.html