En Indonésie, les élections législatives se sont tenues le 9 avril 2009, dans une grande indifférence médiatique internationale, alors qu’il s’agit pourtant du quatrième pays le plus peuplé du monde, après la Chine, l’Inde et les Etats-Unis. L’Indonésie a ainsi élu, au cours d’élections libres, des députés qui épauleront le Président sortant et réélu à une forte majorité
[1], dès le premier tour, le 8 juillet.
Ces élections législatives au scrutin proportionnel, ont concerné un grand nombre d’électeurs, proposé beaucoup de candidats, le tout dans le cadre d’une organisation électorale dont on a peu idée en France quant à ses dimensions. Les inscrits sont en effet au nombre de 171 265 442
[2], lesquels se sont exprimés dans 519 803 bureaux de vote répartis sur l’ensemble de l’archipel indonésien qui compte 17 000 îles, dont près de 6 000 sont habitées. Plus de sept cent millions bulletins de vote ont été présentés aux votants, afin qu’ils s’expriment sur les 44 partis politiques admis à concourir (38 nationaux, plus 6 partis locaux dans la province spéciale d’Aceh au nord de Sumatra) et ce dans plus de deux millions d’urnes et isoloirs.
Ces élections législatives ont permis non seulement de garnir au niveau national le parlement indonésien
[3] ainsi que le sénat
[4], mais encore au niveau régional, les assemblées régionales (DPR-D dans 33 provinces et DPR-D régences et 471 municipalités,
Kabupaten/
Kota). Cette élection à un tour a ainsi permis aux indonésiens d’exprimer, entre autres messages, leur sentiment positif sur l’action menée par le gouvernement du Président Susilo Bambang Yudhoyono.
Au pouvoir depuis 2004, Susilo Bambang Yudhoyono (SBY) est le sixième Président du pays. C’est un javanais, ancien Général de l’armée de Terre, deux qualités qui comptent positivement pour les indonésiens. Au temps où il portait encore l’uniforme, SBY
[5] - comme il est communément appelé en Indonésie - était considéré plutôt comme un Général « intellectuel », loin donc de la trempe des Généraux des forces spéciales de l’armée de Terre (
Kopassus) ou du commandement des réserves stratégiques (
Kostrad)
[6] dont étaient issus d’ailleurs le défunt Suharto et nombre de ses dignitaires au temps de l’Ordre Nouveau (1965-1998). SBY est, par ailleurs, titulaire d’un doctorat en agronomie, diplôme dont il est très fier. Les indonésiens, qui ont un sens de l’autocritique et l’humour très développé, disent que leur Président est « un Général diplômé non de Magelang (le Saint-Cyr indonésien) mais de Bogor (Université qui enseigne l’agriculture) ».
Yudhoyono a participé à différentes coalitions gouvernementales après 1998, avant de créer son parti politique (le Parti Démocrate) en vue des élections présidentielles de 2004, élections qu’il remporta au second tour (60,2 %) face à la présidente sortante, Megawati Sukarnoputri.
Quelques enseignements
En donnant au parti de SBY, le
Partai Demokrat, une confortable majorité en sièges à l’assemblée nationale lors des législatives, les indonésiens ont donc non seulement souligné un désir de continuité et salué l’action menée par leur président, mais aussi tourné une page de leur histoire, en renvoyant en deuxième position le
Partai Golkar, le parti issu de l’ancien mouvement officiel du pouvoir jusqu’en 1998, le Golkar
[7].
Mais d’autres enseignements peuvent être tirés de ces élections législatives. Les islamistes légalistes (dits « modérés » dans d’autres pays, comme la Turquie) ont aussi subi un revers électoral en arrivant en quatrième position. Le PKS, Parti de la Justice et de la Prospérité
[8], à ainsi frôlé les 8%, alors qu’on lui prédisait largement un score à deux chiffres dans les sondages. « Nous n’avons pas fait un bon résultat car tous les autres partis politiques ont utilisé de l’argent pour gagner ; pas nous. En Islam nous ne pratiquons pas ce genre de chose », confie Imam Nur Aziz, cadre du PKS.
Autre enseignement de ces législatives, la naissance d’un nouveau grand parti politique indonésien, le
Partai Demokrat du Président reconduit. SBY peut désormais s’appuyer sur son propre parti pour gouverner et non plus tabler comme par le passé, sur une coalition menée par le
Golkar dirigé par son ancien Vice-président, Yusuf Kalla. Désormais le Partai Demokrat dépasse en nombre de sièges le
Golkar, mais aussi le Parti Démocratique Indonésien de Lutte
[9], dirigé par Megawati Sukarnoputri, fille du fondateur et premier président d’Indonésie, Soekarno. Megawati est arrivée seconde aux élections présidentielles, plus peut-être en raison de son colistier - Prabowo Subianto
[10], issu d’un autre parti politique - qu’à ses qualités propres. « A part la cuisine, elle ne sait pas faire grand’chose », disait à son propos l’ancien Président indonésien Abdurrahman Wahid.
Ces élections législatives se sont déroulées en très grande partie dans le calme, à part quelques troubles dans certaines régions comme en Papouasie indonésienne (partie Ouest de l’île de Nouvelle Guinée) ou encore à Aceh (Nord de Sumatra). Point particulier pour cette dernière région, elle était encore il y a moins de cinq ans, le théâtre de luttes séparatistes conduites depuis 1976 par le Mouvement pour un Aceh Libre (le GAM,
Gerakan Aceh Merdeka). Immédiatement après le Tsunami, qui ravagea très durement le Nord de Sumatra
[11], le gouvernement indonésien de SBY entamait des négociations avec le GAM ; finalement, l’ancien mouvement de guérilla put intégrer la vie politique par une autorisation spéciale permettant la transmutation du GAM en parti politique local. Le parti issu de la guérilla remporta d’ailleurs les élections provinciales (le gouverneur est un ancien chef guérillero). Dans cette province, le Président réélu a réalisé son meilleur score, avec près de 90% de votes en sa faveur : une unanimité pour saluer la paix retrouvée et son principal artisan. Aujourd’hui, la paix revenue, le processus ayant permis cette transformation est cité en exemple : ces négociations sont devenus un modèle pour différents Etats du monde confrontés à des mouvements séparatistes armés
[12].
Les conflits séparatistes ont, il est vrai, émaillé l’histoire récente de l’Indonésie ; mais ils sont tous réglés hormis peut-être celui de Papouasie, où surviennent ça et là encore quelques accrochages sporadiques entre séparatistes de l’Organisation pour une Papouasie Libre (OPM,
Organisasi Papua Merdeka) et l’armée indonésienne.
L’armée et le pouvoir
L’armée (TNI) tient une place singulière dans ce pays aux épices. Au moment de l’indépendance, en 1945, l’armée populaire issue des groupes de guérillas, était devenue une unité autonome du politique, au point où elle a poursuivi seule le combat contre le colonisateur hollandais, maintenant la flamme de la
Revolusi (Révolution nationale). L’armée gagna une légitimité laquelle perdure encore dans les esprits.
La TNI, issue de forces de guérilla, acquit ainsi une place particulière dans les institutions du pays, devenant garante non seulement de l’intégrité du territoire national mais aussi de la Constitution. Naissait bientôt la doctrine de la
Dwifungsi (la double fonction) qui imprégna la vie politique jusqu’à la fin de l’ère Suharto en mai 1998. La Dwifungsi donnait à l’armée, parallèlement à ses prérogatives de défense du pays, un rôle social et politique. Social, car l’armée est une réelle armée du peuple
[13], qui est présente à tous les rouages et strates de l’appareil administratif civil. L’armée participe aux travaux de voirie, construit des ponts, des écoles, etc. Politique, car les militaires eurent, jusqu’à la chute de Suharto, des places réservées au gouvernement, aux assemblées, étaient nommés ambassadeurs, directeurs de sociétés d’Etat, etc.
Pendant ces années Suharto, période de grand développement économique pour l’Indonésie, l’armée fut peu à peu gangrénée et les intérêts particuliers passèrent bientôt après l’intérêt du pays et des idéaux nationalistes. La corruption se développa et devint consubstantielle à la vie du pays. Aujourd’hui encore, la corruption est un des maux dont souffre l’Indonésie, bien que des efforts notables aient été réalisés
[14] lors de la dernière mandature de SBY. Un sigle revient d’ailleurs souvent dans les journaux locaux pour évoquer ce fléau : KKN
[15] (pour corruption, collusion, et népotisme).
Le Général Suharto, arrivée au pouvoir en 1965, utilisa rapidement cette Dwifungsi à l’aune ses intérêts, de son pouvoir. Les pratiques économiques et financières peu recommandables devinrent peu à peu la norme dans le pays et l’armée a eu sa part de responsabilité - et de dividendes - dans ces déviances.
Aujourd’hui encore, la situation de la TNI est loin d’être satisfaisante du point de vue moral. Elle est également proportionnellement en sous-effectif, en comparaison des armées de pays voisins. Par ailleurs, elle est sous-équipée et ses soldats mal payés. Ainsi le salaire mensuel d’un soldat indonésien (non gradé) lui permet juste de faire vivre, lui et sa famille, pendant douze jours. On peut davantage comprendre pourquoi, dans certaines provinces, des chefs d’unités se fourvoient dans des pratiques « peu légales » pour apporter des ressources supplétives au bien être de leurs hommes.
L’islam indonésien
On ne le sait pas assez, l’Indonésie est le pays concentrant le plus grand nombre de musulman au monde. Bien que les musulmans représentent près de 85% de la population, l’Indonésie n’est pas un pays islamique ; il n’a pas non plus l’Islam comme religion d’Etat, contrairement à la Malaisie toute proche, où les musulmans comptent pour seulement 60% de la population.
La Constitution mais aussi le caractère singulier de l’Islam dans ce pays, participent à son identité. Le préambule de la Constitution indonésienne fait que ce n’est ni un pays laïc ou laïciste (où la religion est niée) ni un pays religieux. Nous sommes entre les deux, dans une singularité typiquement indonésienne : dans un pays
Pancasila (en sanscrit, les cinq principes), fondé sur une idéologie nationaliste
[16], élaborée par les pères de la nation. Comme le dit si bien le Pasteur Froly Lelengboto Horn
[17], « Le Pancasila est le code génétique de l’Indonésie ».
L’Islam indonésien est dans sa très grande majorité tolérant et ouvert. « Nous ne sommes pas arabes et nous ne confondons pas le Coran avec les chameaux », dit Muhaimin Syamsuddin, un intellectuel indonésien de Jakarta travaillant pour le British Council. « En Indonésie nous sommes dans le monde indo-malais et nous sommes fiers de notre culture. Nous n’avons pas à imiter les arabes », poursuit-il. Arrivé à compter du XIIIème siècle, l’Islam est, en effet, venu s’ajouter à d’autres cultures préexistantes (Hindouiste, Bouddhiste, etc.) sans se substituer à elles. Le syncrétisme est d’ailleurs un trait caractéristique de la culture indonésienne et ce dans tous les domaines, dont le religieux. « En Indonésie nous prenons, nous ingérons et nous aménageons tout », aime à dire le Professeur Syaffi Anwar, directeur de l’International Centre for Islam and Pluralism ; « nous avons soif des choses et des idées nouvelles », ajoute cet intellectuel respecté, défenseur du pluralisme en religion.
Une anecdote permet de situer ce singulier Islam indonésien ; elle concerne l’ancien Président du pays, Abdhurrahman « Gus Dur » Wahid. Alors qu’il allait entrer en fonction après avoir été élu, il se rendit un jour dans son fief de Java Est et médita seul, longtemps, au beau milieu de rizières. Quand des journalistes lui demandèrent ce qu’il faisait là, il répondit : « Il y a en ce lieu des forces bénéfiques qui me parlent et je veux les écouter avec attention. J’ai besoin de ces conseils pour la tâche qui m’attend ». Notons que « Gus Dur » n’est pas n’importe quel musulman : c’est un Ouléma, un docteur de la Loi, ancien chef du
Nadhlatul Ulama, le plus grand mouvement musulman du pays et même du monde (45 millions de membres). Fort respecté, il est le représentant de l’Islam traditionnel indonésien, défendant le droit au pluralisme, aux coutumes locales (kajawen, adat) et il critique sans relâche l’idéologie radicale islamique.
Même s’il est électoralement en perte de vitesse, le fondamentalisme islamique est bien implanté en Indonésie. Très actifs sur le terrain et ayant même bénéficié d’une certaine tolérance - voire d’une bienveillance tacite de la part du Président Yudhoyono (peut-être pour des motifs électoraux) - les mouvements islamistes demeurent une menace pour l’unité du pays.
Un carrefour géopolitique
En plus d’être un carrefour (géographique, culturel, civilisationnel, commercial), l’Indonésie est un géant. Un géant physique, démographique et abondant en ressources (agricoles, minières, hydrocarbures, maritimes, etc.). Compte tenu des ces éléments, l’Indonésie possède toutes les clefs pour être un acteur géopolitique de premier plan, non seulement au niveau régional mais aussi international.
Pays plein de promesses et il en faudrait peu pour qu’elles soient tenues au bénéfice de tous ses habitants. L'Indonésie connaît aujourd'hui une croissance de 4% et ce malgré la crise mondiale. Et si l’archipel fut le pays le plus fortement touché en 1997 durant la crise économique asiatique, douze ans plus tard l’on serait tenté de faire un parallèle contrastant avec la Thaïlande : si Bangkok semble accumuler depuis plus d’un an crise politique, crise économique et même crise de régime
[18], Jakarta, au contraire, apparaît aujourd’hui plutôt positivement sur tous ces plans, d’autant plus après les dernières élections.
Les priorités du Président SBY réélu sont « le développement économique et la défense du bien-être des indonésiens ; une bonne gouvernance ; la démocratie ; des efforts dans le respect de la loi et l’éradication de la corruption ; un développement plus inclusif et juste ». Il faudra toutefois, en plus de ce programme
[19], une réelle volonté et un vrai dynamisme, ce dont Yudhoyono n’a pas faire grand cas durant son premier mandat, se reposant trop sur son Vice-président d’alors.
Yudhoyono compte cette fois davantage s’entourer de techniciens que d’hommes politiques pour mener son nouveau quinquennat. Et pour l’aider dans la mise en œuvre de son programme, SBY a choisi comme Vice-président Boediono, un économiste, javanais, titulaire d’un doctorat de l’Université de Pennsylvanie, ancien Gouverneur de la Banque d’Indonésie et ministre des finances sous la présidence de Megawati. Plutôt apolitique, il a été attaqué durant la campagne par les islamistes sur son manque de pratique religieuse (il est musulman) et car sa femme serait catholique ; des attaques qui n’ont eu aucune espèce d’incidence dans le vote des indonésiens. Pour son futur poste, Boediono a l’avantage également d’être apprécié de la communauté internationale, tant il a fait siens les codes et les rouages de l’économie libérale.
Le nouveau pouvoir en place en Indonésie bénéficie désormais d’un socle solide politiquement parlant et cela préjuge de la bonne stabilité du pays. Reste à savoir néanmoins si l’Indonésie bénéficiera, dans les cinq ans à venir, dans le contexte économique global, du soutien continu des indonésiens et de la bienveillance des investisseurs internationaux pour poursuivre sa réforme et réussir son avenir. Si l’on parle aujourd’hui à foison de la vigueur et de l’avenir radieux des BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine), il se pourrait que l’Indonésie vienne bientôt ajouter son initiale à ce sigle.
[1] Les résultats officiels définitifs sont attendus pour le 25 juillet 2009. A l’heure de la rédaction de cet article, les premiers éléments accordaient dès le premier tour près de 60 % au ticket vainqueur.
[2] Il y eu aux législatives 121 588 366 votants, soit 70,99 % des inscrits, et 104 099 785 bulletins validés.
[3] le DPR, Dewan Perwakilan Rakyat.
[4] le DPD, Dewan Perwakilan Daerah.
[5] Prononcer « Essbéyé ».
[6] Deux unités prestigieuses et d’élite.
[7] Golongan Karya, Groupe fonctionnel. Sous l’ordre nouveau, le Golkar raflait régulièrement 70 à 80% des suffrages aux élections.
[8] Le Partai Keadilan Sejahtera : mouvement très actif, à l’idéologie inspirée par les Frères Musulmans, légaliste, militant pour une réislamisation de l’Indonésie et la mise en place d’un Gouvernement guidé par les principes islamiques.
[9] Le PDI-P, Partai Demokrat Indonesia – Penjuangan.
[10] Ancien Général des forces spéciales (Kopassus), gendre de Suharto, fils d’un chef de l’opposition exilé par le Président Sukarno en 1959. Prabowo quitta l’Indonésie à 8 ans et à son retour en 1967, il intégra l’Académie Militaire, devenant officier. Il a effectué une brillante carrière entachée cependant par des exactions qui le firent quitter l’armée 1998. Il entra ensuite dans les « affaires ».
[11] Sur les 230 000 morts dus au cataclysme, 167 000 étaient Indonésiens.
[12] Le Maroc a ainsi dépêché cette année des émissaires en Indonésie, tout comme le Sri Lanka.
[13] Non marxiste, fait rare dans les mouvements révolutionnaires
[14] Travail effectif d’un bureau anti-corruption (le KPK, Komisi Pemberantasan Korupsi) qui a conduit de hauts responsables (dirigeants de banques, d’entreprises d’Etat, etc.) sous les barreaux. Cependant, l’Indonésie reste encore dans le bas du tableau des pays corrompus, dressé par Transparency International.
[15] KKN : Korupsi, Kolusi dan Nepotism.
[16] Le Pancasila défend : la croyance en un seul Dieu ; une humanité juste et civilisée ; l’unité de l’Indonésie ; un gouvernement du peuple guidé par la sagesse des assemblées délibératives ; une justice sociale pour tous les indonésiens.
[17] Etablie en Nouvelle-Zélande, diplômée de la faculté des Lettres de l'Université d'Indonésie.
[18] La monarchie siamoise risque fort d’être menacée après l’actuel Roi Bhumipol.
[19] On annonce déjà un énorme plan de privatisation des entreprises d’Etat.