23 septembre 2009

Le reniement de soi, c’est le début de la fin

Le Colonel Roger Trinquier en Algérie

Rien n’est anodin et surtout pas l’utilisation de procédures étrangères, de concepts étrangers dans la vie active quotidienne.

Au sein de l’armée française, dans le cadre de l’intégration européenne et américaine - sur les théâtres d’opération où l’OTAN sévit et la France obéit (1) - nous pratiquons des procédures élaborées par des anglo-saxons.

Une procédure n’a rien de banal car elle induit une façon de conduire les opérations, en un mot de conduire la guerre, avec ses concepts, ses approches, ses référents, ses pratiques. Dans l’excellent blog du journaliste Jean-Dominique Merchet, j’ai lu un post récent (23 septembre 2009) qui rapportait des propos d’un « colonel de l'armée de l'air (anonyme) qui a été, en 2008, French Senior Representative - Air Component Command, au sein de l'Alliance - d'abord à Kaboul puis au Qatar. Il détaille les règles d'engagement (ROE) lors des frappes aériennes en Afghanistan ».
Voici les propos de ce colonel :

"L'essentiel du travail tend à limiter le collateral dommage estimate (CDE), poursuit l'officier français (sic !). S'il n'y a pas de CDE, on tape, si les dommages collatéraux sont possibles, ça dépend, notamment du troop in contact (TIC). Et sous feu ennemi, on s'autorisait, pour soustraire un groupe allié à casser un peu de maisons, pour autant qu'il n'y ait pas de risques pour la population civile". "Il existe une no strike list (NSL) comportant 15 à 20.000 points interdits de bombardements : école, mosquées... Quand les pilotes reçoivent les coordonnées, il vérifie si c'est ou non une NSL, ou si une NSL est à proximité. Une mosquée conserve son statut de NSL, sauf si elle est utilisée pour le combat. Si des anti-coalition militia utilisent la mosquée, elle a alors un statut de poste de tir".

On se demande déjà en un premier lieu pourquoi ce Colonel utilise tant de termes anglo-saxons (cela frise le grotesque) alors que des équivalents français simples existent. Vanité dans l'utilisation d'un jargon, peut-être ?

Deuxièmement, on se demande si ce Colonel a assez de recul sur son activité pour juger des aspects négatifs, nocifs, de l’utilisation de concepts et de procédures étrangères. A penser dans une autre langue, à évoluer dans des concepts étrangers, on en vient à penser la réalité avec des outils conceptuels qui ne sont pas issus de notre génie propre et inéluctablement on en vient à être bientôt dépossédé de soi-même.

Le problème c’est que ce genre de pratique existe non seulement au sein de l’armée de l’air mais aussi dans les deux autres composantes (Marine et Terre) de nos forces armées. La chose est grave et mérite que l’on s’en inquiète.

Notre culture nationale, et ici notre culture militaire, s’évanouit peu à peu pour faire place à une culture, à un mode de pensée de l’hégémon du moment.

Ceci est loin d’être banal car s’il est bon de posséder (au moins) une autre langue, il en va différemment quand on agit - quotidiennement - selon les injonctions de cette autre langue, les cadres de pensée et principes étrangers. On en vient à mener la guerre autrement, selon les règles et principes étrangers. Tout cela parce que l’on ne pense plus la guerre (en français), parce qu'on ne pense plus tout court. On agit tels des supplétifs décérébrés moyens, en bons petits soldats de l’hégémon, pour les intérêts, le bien et au service irréfléchi de celui-ci.

Pour maquiller cette défaite de la pensée, nos décideurs responsables et coupables de la chose, avancent des « nécessités pratiques conjoncturelles » (2), des économies d’échelle, etc. Il est bien connu que pour tuer son chien, il est bon de l’accuser d’avoir la rage…

Voilà par exemple que l’on redécouvre en France nos propres penseurs et stratèges militaires (après les avoir rejeté, banni) - tels Roger Trinquier et David Galula - pour la simple raison que les américains en font aujourd’hui l’éloge et en trouvent les mérites, au point même de mettre en pratique ces idées et principes (français d’origine) dans le conflit afghan.

Le Général US Petraeus sauveur de la pensée militaire française ? Il faut dire que le conflit indochinois (1946-1954) a confronté nos jeunes officiers - notamment les Capitaines, comme Trinquier (3) - à un type de guerre jusque là inconnu ; ces brillants soldats ont pensé le conflit qu’ils vivaient (la guerre révolutionnaire) et en ont tiré les enseignements (les RETEX comme on dit de nos jours) au point de théoriser ce que Trinquier appelait cette « guerre moderne », en mettant au point les principes de contre-guérilla, de contre-insurrection. Cet enseignement nous fut très utile en Algérie et il a porté ses fruits puisque le conflit fut gagné militairement par les français (4).

A ne plus penser par soi-même, on oublie très vite qui l'on est, d'où l'on vient et bien sûr où l'on va.


Notes:
(1) Parlons clair !
(2) practicle military necessity, comme dirait notre Colonel de l'armée de l'air anonyme...
(3) Il commença sa participation au conflit indochinois au sein des Commandos Ponchardier en 1946 pour ensuite devenir le chef des GCMA puis GMI.
(4) Politiquement, c’est autre chose… Ce fut une défaite dans laquelle nos soldats n’ont aucune responsabilité.

17 septembre 2009

Noordin Mohammad Top enfin mort !

Noordin Top a été tué le 17 septembre 2009 suite à un raid de l’unité spéciale Densus 88[1], non loin de la ville de Solo, au centre de Java, après avoir échappé à un précédent raid le 8 août dernier.

Terroriste le plus recherché de la Jemaah Islamiyah et encore plus activement depuis les derniers attentats du 17 juillet 2009[2], Noordin M. Top a finalement trouvé la mort au grand soulagement de tous. Mais cette victoire de la Police indonésienne mettra-t-elle vraiment fin aux activités terroristes dans la région ?

Chronologie des événements

Le 16 septembre 2009 en fin de matinée, le Densus 88 arrête un suspect - Rahmat Puji Prabowo - à Pasar Gading, dans la ville de Solo.
A 3 heures de l’après-midi, la même unité de la Police indonésienne arrêtait un autre suspect - Supono, alias Kedu. Les deux suspects avouèrent bientôt qui ils étaient et indiquaient qu’ils se cachaient dans une maison située dans le village de Kepuhsari -localité reculée et située dans la montagne - une maison louée par un homme répondant au nom d'Hadi Susilo, alias Adip.
Peu avant minuit, le Densus 88 se rendait sur place et faisait évacuer les habitants des maisons alentours.
A minuit, l’unité spéciale tentait d’enfoncer la porte de la maison mais les occupant répliquèrent par des coups de feu. La Police savait que 7 personnes se trouvaient à l’intérieur, et parmi ceux-ci une femme enceinte – Munawaroh – la femme d’Hadi Susilo. Il fut intimé l’ordre aux assiégés de se rendre mais ils répondirent par des coups de feu.

Le 17 septembre, à cinq heures du matin, suite à des échanges de tirs, une motocyclette située à l’intérieur de la maison cernée prenait feu. Les suspects se réfugièrent alors dans la salle de bain, tandis que la Police enfonçait un des murs pour pénétrer dans la maison.
Les échanges de tirs continuèrent, et ce jusqu’à 8 heures du matin où l’assaut fut finalement donné. Noordin M Top ainsi que Bagus Budi Pranoto, alias Urwah, Hadi Susilo et Aryo Sudarsono, alias Aji, étaient tous les quatre tués.
Les trois autres personnes à l’intérieur de la maison, bien que blessés, survécurent et furent bientôt emmenés à l’hôpital de la Police à Jakarta Est.
A 11 heures quarante-cinq, les corps des quatre tués au cours du raid arrivaient au même hôpital.
Vers quatre heures de l’après-midi, le chef de la Police, Bambang Hendarso Danuri, donnait une conférence de presse au QG de la Police Nationale (PolRI), et livrait le nom des quatre tués, dont celui de Noordin Mohammad Top. On apprenait que l’identité de Noordin M. Top était confirmée par les empreintes digitales données par la Police malaisienne[3]. Néanmoins un test ADN a été demandé.
Au cours du raid, des documents, des armes à feu ainsi que 200 kilos d’explosif furent récupérés par la Police. Nul doute que les indices recueillis serviront à poursuivre la traque du réseau.

Et si l'on peut se réjouir de la fin de ce terroriste islamiste, il faut néanmoins admettre que pris vivant, Noordin Top aurait pu parler - ainsi que ses trois complices d'ailleurs. Les interrogatoires auraient nécessairement conduits au démantelement plus rapidement son réseau.

La personnalité de Noordin M. Top

Impliqué dans les différents attentats survenus en Indonésie ces dernières années (2002, 2004, 2005 et 2007), et notamment celui de Bali qui fit 202 morts, Noordin M. Top, un malaisien qui avait 41 ans, était un des terroristes de la Jemaah islamiyah[4] (JI) les plus recherchés.

A 27 ans, titulaire d’un Master de l’Université de technologie de Malaisie, il a commencé à suivre des cours dans d’un pensionnat coranique diffusant une idéologie radicale. C’est dans cette école qu’il rencontrait des « ainés » en combat et prédication jihadiste de la Jemaah Islamiyah, tel Hambali (arrêté en Thaïlande en 2003 et détenu depuis par les américains sur l’île de Guantanamo) ou encore Abu Bakar Baashir (en liberté). Noordin devint bientôt le directeur de cette école de 350 élèves.

Après les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, les autorités de Malaisie fermaient cette école et Noordin partait pour l’Indonésie. Là, sur Java, il créait, avec un autre de ses camarades, une école similaire à celle qu’il dirigeait en Malaisie. C’est de cette école que furent finalisés les attentats de l’hôtel JW Marriot de Jakarta en 2003 et de l’Ambassade d’Australie l’année suivante.

Noordin était un agent recruteur, spécialiste des explosifs et formateur hors pair[5]. A compter de 2004, Noordin prit ses distances avec la JI à cause de rivalités sur les moyens employés[6].
Deux mois, jour pour jour après les derniers attentats de Jakarta, il est finalement mort lors de l’assaut de la Police sur le réduit qui lui servait de cachette.

La fin ou le ralentissement des activités terroristes dans la région ?

Si le résultat du raid est assurément une victoire pour les autorités indonésiennes, il n’en demeure pas moins qu’avant sa mort, Noordin Top a transmis et formé un nombre inconnu de jihadistes en matière de confection et de pose de bombe. Et si la tête pensante de cette faction terroriste a disparu, les membres et les réseaux sont toujours en place.

Comme le souligne Ken Conboy, spécialiste des menaces islamistes, basé à Jakarta, Noordin Top peut être remplacé par au moins trois de ses anciens adjoints qu'il avait lui même formé. Ces trois personnes sont à même "de recruter de nouveaux partisans ainsi que des candidats au suicide". Le premier est Nur Hasbi, recherché en rapport avec les attentats du 17 juillet dernier. Le second, Reno (alias Tedi), en cavale depuis 2005. Le troisième, Maruto Jati Sulistiono, en cavale depuis 2006.

Il va donc certes y avoir dans un futur proche un ralentissement dans les activités de la Jemaah Islamiyah et surement même d’autres arrestations par la Police indonésienne ; cependant la menace terroriste islamiste va encore perdurer dans l’archipel indo-malais.

L'arc de crise stratégique français touchant au terrorisme islamiste commence au Maroc et s'arrête curieusement au Bengladesh. On peut légitimement se demander pourquoi. Des restrictions budgétaires doivent-elles conduire à faire l'impasse sur ce qui se passe au-delà de Dacca ? Il faut espérer que les derniers attentats survenus dans l'archipel indonésien, les activités terroristes continuelles dans le Sud Thaïlandais ou dans le Sud des Philippines, ou encore les menaces grandissantes sur le développement de l’Islam fondamentaliste au Cambodge, la radicalisation de l’Islam Malaisien, etc., vont peut-être faire entendre raison aux autorités françaises, et leur faire prendre conscience que le danger jihadiste est une réalité en Asie du Sud-Est (Birmanie, Thaïlande, Cambodge, Malaisie, Singapour, Philippines et Indonésie).

Dans cette région du monde, l'idéologie islamiste demeure inchangée et tenace; les réseaux terroristes, les hommes ainsi que les moyens existent toujours; le danger reste donc certain.

Notes:

[1] « Densus » vouant dire détachement spécial et le chiffre 88 faisant référence aux 88 victimes australiennes tuées lors de l’attentat de Bali en 2002. Les australiens participèrent grandement au financement, à la création et à l’entrainement de cette unité d’élite de la Police indonésienne peu après l’attentat de Bali.
[2] Attentats qui ont eu lieu au JW Marriot ainsi qu’au Ritz Carlton de Jakarta.
[3] Il fallut attendre quelques heures avant de confirmer son identité car lors de l’assaut, une explosion le décapita et son corps fut rendu peu reconnaissable.
[4] Mouvement islamiste radical de type jihadiste, désirant l’instauration d’un Califat regroupant la plupart des pays d’Asie du Sud-Est (Thaïlande, Malaisie, Cambodge, Philippines, Indonésie, Brunei, Australie).
[5] Selon les dires du FBI.
[6] Notamment sur le fait précis que des musulmans puissent être victimes lors des attentats perpétrés. Noordin Top n’en avait cure ; pour lui, seul comptait le but final.

16 septembre 2009

Elections générales dans la troisième plus grande démocratie du monde

- Texte arrêté au 20 juillet 2009 -















C’est une grande année électorale en Indonésie puisque s’y sont déroulé des élections législatives et présidentielles. La tenue de telles consultations dans un pays qui compte plus de 230 millions d’habitants est loin d’être anecdotique et se doit d’être salué, tant les indonésiens semblent bien ancrés dans ce processus démocratique, lequel s’est ouvert au sortir de l’ère Suharto en 1998.

En Indonésie, les élections législatives se sont tenues le 9 avril 2009, dans une grande indifférence médiatique internationale, alors qu’il s’agit pourtant du quatrième pays le plus peuplé du monde, après la Chine, l’Inde et les Etats-Unis. L’Indonésie a ainsi élu, au cours d’élections libres, des députés qui épauleront le Président sortant et réélu à une forte majorité[1], dès le premier tour, le 8 juillet.

Ces élections législatives au scrutin proportionnel, ont concerné un grand nombre d’électeurs, proposé beaucoup de candidats, le tout dans le cadre d’une organisation électorale dont on a peu idée en France quant à ses dimensions. Les inscrits sont en effet au nombre de 171 265 442[2], lesquels se sont exprimés dans 519 803 bureaux de vote répartis sur l’ensemble de l’archipel indonésien qui compte 17 000 îles, dont près de 6 000 sont habitées. Plus de sept cent millions bulletins de vote ont été présentés aux votants, afin qu’ils s’expriment sur les 44 partis politiques admis à concourir (38 nationaux, plus 6 partis locaux dans la province spéciale d’Aceh au nord de Sumatra) et ce dans plus de deux millions d’urnes et isoloirs.

Ces élections législatives ont permis non seulement de garnir au niveau national le parlement indonésien[3] ainsi que le sénat[4], mais encore au niveau régional, les assemblées régionales (DPR-D dans 33 provinces et DPR-D régences et 471 municipalités, Kabupaten/Kota). Cette élection à un tour a ainsi permis aux indonésiens d’exprimer, entre autres messages, leur sentiment positif sur l’action menée par le gouvernement du Président Susilo Bambang Yudhoyono.

Au pouvoir depuis 2004, Susilo Bambang Yudhoyono (SBY) est le sixième Président du pays. C’est un javanais, ancien Général de l’armée de Terre, deux qualités qui comptent positivement pour les indonésiens. Au temps où il portait encore l’uniforme, SBY[5] - comme il est communément appelé en Indonésie - était considéré plutôt comme un Général « intellectuel », loin donc de la trempe des Généraux des forces spéciales de l’armée de Terre (Kopassus) ou du commandement des réserves stratégiques (Kostrad)[6] dont étaient issus d’ailleurs le défunt Suharto et nombre de ses dignitaires au temps de l’Ordre Nouveau (1965-1998). SBY est, par ailleurs, titulaire d’un doctorat en agronomie, diplôme dont il est très fier. Les indonésiens, qui ont un sens de l’autocritique et l’humour très développé, disent que leur Président est « un Général diplômé non de Magelang (le Saint-Cyr indonésien) mais de Bogor (Université qui enseigne l’agriculture) ».

Yudhoyono a participé à différentes coalitions gouvernementales après 1998, avant de créer son parti politique (le Parti Démocrate) en vue des élections présidentielles de 2004, élections qu’il remporta au second tour (60,2 %) face à la présidente sortante, Megawati Sukarnoputri.

Quelques enseignements

En donnant au parti de SBY, le Partai Demokrat, une confortable majorité en sièges à l’assemblée nationale lors des législatives, les indonésiens ont donc non seulement souligné un désir de continuité et salué l’action menée par leur président, mais aussi tourné une page de leur histoire, en renvoyant en deuxième position le Partai Golkar, le parti issu de l’ancien mouvement officiel du pouvoir jusqu’en 1998, le Golkar [7].

Mais d’autres enseignements peuvent être tirés de ces élections législatives. Les islamistes légalistes (dits « modérés » dans d’autres pays, comme la Turquie) ont aussi subi un revers électoral en arrivant en quatrième position. Le PKS, Parti de la Justice et de la Prospérité[8], à ainsi frôlé les 8%, alors qu’on lui prédisait largement un score à deux chiffres dans les sondages. « Nous n’avons pas fait un bon résultat car tous les autres partis politiques ont utilisé de l’argent pour gagner ; pas nous. En Islam nous ne pratiquons pas ce genre de chose », confie Imam Nur Aziz, cadre du PKS.

Autre enseignement de ces législatives, la naissance d’un nouveau grand parti politique indonésien, le Partai Demokrat du Président reconduit. SBY peut désormais s’appuyer sur son propre parti pour gouverner et non plus tabler comme par le passé, sur une coalition menée par le Golkar dirigé par son ancien Vice-président, Yusuf Kalla. Désormais le Partai Demokrat dépasse en nombre de sièges le Golkar, mais aussi le Parti Démocratique Indonésien de Lutte[9], dirigé par Megawati Sukarnoputri, fille du fondateur et premier président d’Indonésie, Soekarno. Megawati est arrivée seconde aux élections présidentielles, plus peut-être en raison de son colistier - Prabowo Subianto[10], issu d’un autre parti politique - qu’à ses qualités propres. « A part la cuisine, elle ne sait pas faire grand’chose », disait à son propos l’ancien Président indonésien Abdurrahman Wahid.

Ces élections législatives se sont déroulées en très grande partie dans le calme, à part quelques troubles dans certaines régions comme en Papouasie indonésienne (partie Ouest de l’île de Nouvelle Guinée) ou encore à Aceh (Nord de Sumatra). Point particulier pour cette dernière région, elle était encore il y a moins de cinq ans, le théâtre de luttes séparatistes conduites depuis 1976 par le Mouvement pour un Aceh Libre (le GAM, Gerakan Aceh Merdeka). Immédiatement après le Tsunami, qui ravagea très durement le Nord de Sumatra[11], le gouvernement indonésien de SBY entamait des négociations avec le GAM ; finalement, l’ancien mouvement de guérilla put intégrer la vie politique par une autorisation spéciale permettant la transmutation du GAM en parti politique local. Le parti issu de la guérilla remporta d’ailleurs les élections provinciales (le gouverneur est un ancien chef guérillero). Dans cette province, le Président réélu a réalisé son meilleur score, avec près de 90% de votes en sa faveur : une unanimité pour saluer la paix retrouvée et son principal artisan. Aujourd’hui, la paix revenue, le processus ayant permis cette transformation est cité en exemple : ces négociations sont devenus un modèle pour différents Etats du monde confrontés à des mouvements séparatistes armés[12].

Les conflits séparatistes ont, il est vrai, émaillé l’histoire récente de l’Indonésie ; mais ils sont tous réglés hormis peut-être celui de Papouasie, où surviennent ça et là encore quelques accrochages sporadiques entre séparatistes de l’Organisation pour une Papouasie Libre (OPM, Organisasi Papua Merdeka) et l’armée indonésienne.

L’armée et le pouvoir

L’armée (TNI) tient une place singulière dans ce pays aux épices. Au moment de l’indépendance, en 1945, l’armée populaire issue des groupes de guérillas, était devenue une unité autonome du politique, au point où elle a poursuivi seule le combat contre le colonisateur hollandais, maintenant la flamme de la Revolusi (Révolution nationale). L’armée gagna une légitimité laquelle perdure encore dans les esprits.

La TNI, issue de forces de guérilla, acquit ainsi une place particulière dans les institutions du pays, devenant garante non seulement de l’intégrité du territoire national mais aussi de la Constitution. Naissait bientôt la doctrine de la Dwifungsi (la double fonction) qui imprégna la vie politique jusqu’à la fin de l’ère Suharto en mai 1998. La Dwifungsi donnait à l’armée, parallèlement à ses prérogatives de défense du pays, un rôle social et politique. Social, car l’armée est une réelle armée du peuple[13], qui est présente à tous les rouages et strates de l’appareil administratif civil. L’armée participe aux travaux de voirie, construit des ponts, des écoles, etc. Politique, car les militaires eurent, jusqu’à la chute de Suharto, des places réservées au gouvernement, aux assemblées, étaient nommés ambassadeurs, directeurs de sociétés d’Etat, etc.

Pendant ces années Suharto, période de grand développement économique pour l’Indonésie, l’armée fut peu à peu gangrénée et les intérêts particuliers passèrent bientôt après l’intérêt du pays et des idéaux nationalistes. La corruption se développa et devint consubstantielle à la vie du pays. Aujourd’hui encore, la corruption est un des maux dont souffre l’Indonésie, bien que des efforts notables aient été réalisés[14] lors de la dernière mandature de SBY. Un sigle revient d’ailleurs souvent dans les journaux locaux pour évoquer ce fléau : KKN[15] (pour corruption, collusion, et népotisme).

Le Général Suharto, arrivée au pouvoir en 1965, utilisa rapidement cette Dwifungsi à l’aune ses intérêts, de son pouvoir. Les pratiques économiques et financières peu recommandables devinrent peu à peu la norme dans le pays et l’armée a eu sa part de responsabilité - et de dividendes - dans ces déviances.

Aujourd’hui encore, la situation de la TNI est loin d’être satisfaisante du point de vue moral. Elle est également proportionnellement en sous-effectif, en comparaison des armées de pays voisins. Par ailleurs, elle est sous-équipée et ses soldats mal payés. Ainsi le salaire mensuel d’un soldat indonésien (non gradé) lui permet juste de faire vivre, lui et sa famille, pendant douze jours. On peut davantage comprendre pourquoi, dans certaines provinces, des chefs d’unités se fourvoient dans des pratiques « peu légales » pour apporter des ressources supplétives au bien être de leurs hommes.

L’islam indonésien

On ne le sait pas assez, l’Indonésie est le pays concentrant le plus grand nombre de musulman au monde. Bien que les musulmans représentent près de 85% de la population, l’Indonésie n’est pas un pays islamique ; il n’a pas non plus l’Islam comme religion d’Etat, contrairement à la Malaisie toute proche, où les musulmans comptent pour seulement 60% de la population.

La Constitution mais aussi le caractère singulier de l’Islam dans ce pays, participent à son identité. Le préambule de la Constitution indonésienne fait que ce n’est ni un pays laïc ou laïciste (où la religion est niée) ni un pays religieux. Nous sommes entre les deux, dans une singularité typiquement indonésienne : dans un pays Pancasila (en sanscrit, les cinq principes), fondé sur une idéologie nationaliste[16], élaborée par les pères de la nation. Comme le dit si bien le Pasteur Froly Lelengboto Horn[17], « Le Pancasila est le code génétique de l’Indonésie ».

L’Islam indonésien est dans sa très grande majorité tolérant et ouvert. « Nous ne sommes pas arabes et nous ne confondons pas le Coran avec les chameaux », dit Muhaimin Syamsuddin, un intellectuel indonésien de Jakarta travaillant pour le British Council. « En Indonésie nous sommes dans le monde indo-malais et nous sommes fiers de notre culture. Nous n’avons pas à imiter les arabes », poursuit-il. Arrivé à compter du XIIIème siècle, l’Islam est, en effet, venu s’ajouter à d’autres cultures préexistantes (Hindouiste, Bouddhiste, etc.) sans se substituer à elles. Le syncrétisme est d’ailleurs un trait caractéristique de la culture indonésienne et ce dans tous les domaines, dont le religieux. « En Indonésie nous prenons, nous ingérons et nous aménageons tout », aime à dire le Professeur Syaffi Anwar, directeur de l’International Centre for Islam and Pluralism ; « nous avons soif des choses et des idées nouvelles », ajoute cet intellectuel respecté, défenseur du pluralisme en religion.

Une anecdote permet de situer ce singulier Islam indonésien ; elle concerne l’ancien Président du pays, Abdhurrahman « Gus Dur » Wahid. Alors qu’il allait entrer en fonction après avoir été élu, il se rendit un jour dans son fief de Java Est et médita seul, longtemps, au beau milieu de rizières. Quand des journalistes lui demandèrent ce qu’il faisait là, il répondit : « Il y a en ce lieu des forces bénéfiques qui me parlent et je veux les écouter avec attention. J’ai besoin de ces conseils pour la tâche qui m’attend ». Notons que « Gus Dur » n’est pas n’importe quel musulman : c’est un Ouléma, un docteur de la Loi, ancien chef du Nadhlatul Ulama, le plus grand mouvement musulman du pays et même du monde (45 millions de membres). Fort respecté, il est le représentant de l’Islam traditionnel indonésien, défendant le droit au pluralisme, aux coutumes locales (kajawen, adat) et il critique sans relâche l’idéologie radicale islamique.

Même s’il est électoralement en perte de vitesse, le fondamentalisme islamique est bien implanté en Indonésie. Très actifs sur le terrain et ayant même bénéficié d’une certaine tolérance - voire d’une bienveillance tacite de la part du Président Yudhoyono (peut-être pour des motifs électoraux) - les mouvements islamistes demeurent une menace pour l’unité du pays.

Un carrefour géopolitique

En plus d’être un carrefour (géographique, culturel, civilisationnel, commercial), l’Indonésie est un géant. Un géant physique, démographique et abondant en ressources (agricoles, minières, hydrocarbures, maritimes, etc.). Compte tenu des ces éléments, l’Indonésie possède toutes les clefs pour être un acteur géopolitique de premier plan, non seulement au niveau régional mais aussi international.

Pays plein de promesses et il en faudrait peu pour qu’elles soient tenues au bénéfice de tous ses habitants. L'Indonésie connaît aujourd'hui une croissance de 4% et ce malgré la crise mondiale. Et si l’archipel fut le pays le plus fortement touché en 1997 durant la crise économique asiatique, douze ans plus tard l’on serait tenté de faire un parallèle contrastant avec la Thaïlande : si Bangkok semble accumuler depuis plus d’un an crise politique, crise économique et même crise de régime[18], Jakarta, au contraire, apparaît aujourd’hui plutôt positivement sur tous ces plans, d’autant plus après les dernières élections.

Les priorités du Président SBY réélu sont « le développement économique et la défense du bien-être des indonésiens ; une bonne gouvernance ; la démocratie ; des efforts dans le respect de la loi et l’éradication de la corruption ; un développement plus inclusif et juste ». Il faudra toutefois, en plus de ce programme[19], une réelle volonté et un vrai dynamisme, ce dont Yudhoyono n’a pas faire grand cas durant son premier mandat, se reposant trop sur son Vice-président d’alors.

Yudhoyono compte cette fois davantage s’entourer de techniciens que d’hommes politiques pour mener son nouveau quinquennat. Et pour l’aider dans la mise en œuvre de son programme, SBY a choisi comme Vice-président Boediono, un économiste, javanais, titulaire d’un doctorat de l’Université de Pennsylvanie, ancien Gouverneur de la Banque d’Indonésie et ministre des finances sous la présidence de Megawati. Plutôt apolitique, il a été attaqué durant la campagne par les islamistes sur son manque de pratique religieuse (il est musulman) et car sa femme serait catholique ; des attaques qui n’ont eu aucune espèce d’incidence dans le vote des indonésiens. Pour son futur poste, Boediono a l’avantage également d’être apprécié de la communauté internationale, tant il a fait siens les codes et les rouages de l’économie libérale.

Le nouveau pouvoir en place en Indonésie bénéficie désormais d’un socle solide politiquement parlant et cela préjuge de la bonne stabilité du pays. Reste à savoir néanmoins si l’Indonésie bénéficiera, dans les cinq ans à venir, dans le contexte économique global, du soutien continu des indonésiens et de la bienveillance des investisseurs internationaux pour poursuivre sa réforme et réussir son avenir. Si l’on parle aujourd’hui à foison de la vigueur et de l’avenir radieux des BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine), il se pourrait que l’Indonésie vienne bientôt ajouter son initiale à ce sigle.

Notes:

[1] Les résultats officiels définitifs sont attendus pour le 25 juillet 2009. A l’heure de la rédaction de cet article, les premiers éléments accordaient dès le premier tour près de 60 % au ticket vainqueur.
[2] Il y eu aux législatives 121 588 366 votants, soit 70,99 % des inscrits, et 104 099 785 bulletins validés.
[3] le DPR, Dewan Perwakilan Rakyat.
[4] le DPD, Dewan Perwakilan Daerah.
[5] Prononcer « Essbéyé ».
[6] Deux unités prestigieuses et d’élite.
[7] Golongan Karya, Groupe fonctionnel. Sous l’ordre nouveau, le Golkar raflait régulièrement 70 à 80% des suffrages aux élections.
[8] Le Partai Keadilan Sejahtera : mouvement très actif, à l’idéologie inspirée par les Frères Musulmans, légaliste, militant pour une réislamisation de l’Indonésie et la mise en place d’un Gouvernement guidé par les principes islamiques.
[9] Le PDI-P, Partai Demokrat Indonesia – Penjuangan.
[10] Ancien Général des forces spéciales (Kopassus), gendre de Suharto, fils d’un chef de l’opposition exilé par le Président Sukarno en 1959. Prabowo quitta l’Indonésie à 8 ans et à son retour en 1967, il intégra l’Académie Militaire, devenant officier. Il a effectué une brillante carrière entachée cependant par des exactions qui le firent quitter l’armée 1998. Il entra ensuite dans les « affaires ».
[11] Sur les 230 000 morts dus au cataclysme, 167 000 étaient Indonésiens.
[12] Le Maroc a ainsi dépêché cette année des émissaires en Indonésie, tout comme le Sri Lanka.
[13] Non marxiste, fait rare dans les mouvements révolutionnaires
[14] Travail effectif d’un bureau anti-corruption (le KPK, Komisi Pemberantasan Korupsi) qui a conduit de hauts responsables (dirigeants de banques, d’entreprises d’Etat, etc.) sous les barreaux. Cependant, l’Indonésie reste encore dans le bas du tableau des pays corrompus, dressé par Transparency International.
[15] KKN : Korupsi, Kolusi dan Nepotism.
[16] Le Pancasila défend : la croyance en un seul Dieu ; une humanité juste et civilisée ; l’unité de l’Indonésie ; un gouvernement du peuple guidé par la sagesse des assemblées délibératives ; une justice sociale pour tous les indonésiens.
[17] Etablie en Nouvelle-Zélande, diplômée de la faculté des Lettres de l'Université d'Indonésie.
[18] La monarchie siamoise risque fort d’être menacée après l’actuel Roi Bhumipol.
[19] On annonce déjà un énorme plan de privatisation des entreprises d’Etat.