Pour instaurer un nouvel ordre, rien ne vaut un meurtre rituel, un meurtre fondateur. Ce meurtre à des vertus apaisantes et régulatrices. Il resserre, rassemble, institue, donne une coloration religieuse, mystique, à la nouvelle assemblée (populaire) à l’origine du meurtre. Dans cette pratique primitive, la victime doit être préalablement déshumanisée pour justifier le meurtre, nous dit René Girard (1). De l’autre côté de la Méditerranée, c’est fait : Mouammar Al-Kadhafi a été tué, la Libye nouvelle est née, sanctifiée…
Dans les modalités, il était nécessaire que des libyens tuassent eux-mêmes le tyran (2). En effet, même si la technique occidentale et les instruments militaires de l’OTAN y ont participé activement (traque insatiable et localisation in fine du convoi de Kadhafi), il revenait aux libyens de passer à l’acte... Le mythe, comme nous le dit très bien Stéphane Vinolo (3), présente toujours la mort comme justifiée (par une culpabilité explicite de la victime) et d’autre part, la mort est toujours diluée dans une action collective dont on ne peut pas clairement identifier le coupable (…). Le meurtre présente donc deux spécificités : il est justifié moralement mais aussi légalement, et il est collectif.
Dans cette affaire, il n’y a pas que des libyens impliqués (essentiellement ceux des tribus de la Cyrénaïque), puisque des occidentaux y trouvent aussi leur compte (en banque). Ces acteurs étrangers sont non seulement des chefs d’Etat, mais également des dirigeants de grands groupes industriels occidentaux. D’aucuns chefs d’Etat, par exemple, redorent un blason terni à l’intérieur de leur pays ; ils endossent une parure de vainqueur, de chef de guerre, de meneur d’hommes… Quant à certains dirigeants de grands groupes industriels, ils voient, pour leur part, de nouveaux marchés s’ouvrir, de grands chantiers de construction se présenter à l’horizon ; bref, ils sont heureux (4). Puis, il y a cette coalition d’intérêts ayant un pied dans les deux mondes (dans la structure étatique et un certain secteur privé ; il y a des intérêts communs) ; pour eux, la mort de Kadhafi est une aubaine puisqu’à présent les contrats pétroliers leur sont inéluctablement promis. Rappelons, à toutes fins utiles, que sous le régime autocratique, dictatorial de Kadhafi, le domaine pétrolier était nationalisé et donc hors de portée des « Majors » du monde de l’hydrocarbure. Aujourd’hui, c’est enfin la liberté… du renard dans le poulailler.
Kadhafi est mort, son régime avec lui, et la nouvelle constitution libyenne aura désormais pour fondement la Shari’ah, c'est-à-dire la Loi coranique. Voilà une avancée démocratique majeure ! Etait-il nécessaire pour l’OTAN d’intervenir militairement pour instaurer un tel régime dans ce pays ? (5). C’est l’expression de la volonté des Libyens ? Etait-il seulement nécessaire de les aider en cela ? Assurément, rétorqueront les thuriféraires de l’intervention, puisque ce ne sont que des islamistes « modérés ». Nous aurons le plaisir et l’avantage donc de voir cela en œuvre à moins de deux heures d’avion de l’Europe ; c’est très rassurant. Paraphrasant Albert Camus, nous pourrions dire : « Il faut imaginer Bernard-Henry Lévy heureux »...
Il en sera de même dans le pays voisin, en Tunisie, où les mêmes islamistes « modérés » auront le pouvoir démocratiquement (résultat demain mardi 25 octobre 2011). Cela ne dérange en rien les « maîtres du monde », car l’idéologie de ces islamistes « modérés » est compatible avec l’économie de marché (6) ; tout est donc parfait. Les maîtres du monde savent néanmoins en utiliser d’autres (7) quand cela est nécessaire, pour la bonne marche de leurs affaires…
Dans quelques années il sera intéressant de décrire ce processus de décision (8), depuis les véritables éléments qui en furent à l’origine (9), jusqu’aux arguties juridiques qui ont rendu son exécution « légale », tout comme les modalités de celle-ci. Nous aurons là, grâce aux historiens futurs, un beau tableau des pratiques contemporaines.
Notes :
(1) Quand les choses commenceront. Entretiens avec Michel Treguer, Paris, Arlea, 1996.
(2) En l’occurrence, la Katiba Tiger de Misrata.
(3) René Girard, épistémologie du sacré: "En vérité, je vous le dis" par Stéphane Vinolo, Paris, L’Harmattan, 2007, p.58.
(4) C’est à se demander d’ailleurs dans quelle mesure les objectifs assignés aux avions de l’OTAN n’ont pas été donné par ces grands groupes industriels eux-mêmes.
(5) Ce qui est curieux, c’est que ce même OTAN lutte contre de tel régime en Afghanistan et en Irak. Comprenne qui pourra la logique otanienne. Néanmoins du point de vue strictement géopolitique, force est de constater que c’est une erreur totale, un déni de la réalité. Les tenants de l’Ecole réaliste sont unanimes sur ce point.
(6) c’est d’ailleurs le seul et unique critère qui soit apprécié.
(7) tels les incontournables Droidlom’…
(8) un peu comme Graham Allison en son temps, au sujet des missiles de Cuba, avec son ouvrage Essence of Decision: Explaining the Cuban Missile Crisis.
(9) Comme par exemple les allégations de financement de campagne présidentielle d’un pays étranger par Tripoli, comme du dédit du tyran après une promesse d’achat important de matériel de guerre, etc.
Iconographie :
René Girard : http://radiokilledthevideostar.files.wordpress.com/2010/02/rene-girard.jpg
Puits de pétrole en feu : http://www.policymic.com/articles/703/photo.png
Sarkozy & BHL en Libye : http://www.bernard-henri-levy.com/wp-content/gallery/libye-septembre-2011/sarkozy_libye_01ld.jpg
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