Il est toujours bon de rappeler certaines choses, même si celles-ci furent dites il n'y a pas si longtemps de cela ; n'est-ce pas un des premiers principes pédagogiques ?
Ainsi, les propos de Zbigniew Brzezinski peuvent-ils prendre aujourd'hui peut-être davantage de reliefs, de couleurs, quatorze ans après la publication française de son ouvrage intitulé Le grand échiquier paru chez Fayard.
Ainsi, les propos de Zbigniew Brzezinski peuvent-ils prendre aujourd'hui peut-être davantage de reliefs, de couleurs, quatorze ans après la publication française de son ouvrage intitulé Le grand échiquier paru chez Fayard.
* * *
Très proche de l’exécutif
américain, ancien conseiller à la sécurité de la présidence des
Etats-Unis, expert fort écouté du Center for Strategic and
International Studies, membre du très influent Counsil on
Foreign Relations, Zbigniew Brzezinski est loin d’être un
personnage de second rang. Quelques années après le médiatique
« Clash of civilisations » de Samuel P.
Huntington, où développant le concept d’Occident cet auteur
désignait les adversaires des Etats-Unis et l’importance du bloc
islamo-confuséen, et où le paradigme de l’après guerre froide
devenait le choc des civilisations, Brzezinski faisait paraître The
grand chessboard. Cet ouvrage est un examen sérieux de
géopolitique mondiale, et trace les objectifs stratégiques des
Etats-Unis pour les prochaines décennies.
Dans le premier chapitre, nous
est brossé le tableau de l’évolution de la puissance américaine
depuis 1898 (guerre contre l’Espagne) jusqu’à son état actuel
de première puissance mondiale. Nous y voyons cette attitude
anti-européenne constitutive de la création des Etats-Unis :
cette Europe aux « privilèges archaïques et aux hiérarchies
sociales rigides ». La première irruption des Etats-Unis dans
la géopolitique européenne n’est pas abordée du point de
vue de ses portées réelles, meurtrières (les quatorze points de
Wilson portant en germe les conflits européens à venir), mais sous
l’angle du formidable idéalisme américain allié à une puissance
militaire, économique sans précédent qui font que ses
principes sont pris en compte dans la recherche de solutions aux
problèmes européens ; le nouvel acteur de l’arène
internationale fait valoir sa vision du monde.
La fin de la seconde guerre
mondiale fait émerger un monde bipolaire, et le temps de la guerre
froide voit se mettre en place des enjeux géopolitiques clairement
définis : les Etats-Unis contre l’Eurasie (URSS), avec le
monde comme enjeu. Avec l’effondrement et l’éclatement de
l’Union Soviétique, les Etats-Unis deviennent, nous dit
Brzezinski, « la première puissance globale de l’histoire ».
Le parallèle avec Rome est vite amené, et nous apprenons que Rome
(empire simplement régional) est même dépassée.
L’auteur établit ensuite la
liste des empires ayant eu une aspiration à la domination mondiale ;
il y en a eu trois : l’empire romain, la Chine impériale et
l’empire mongol. Parmi ces trois, seul l’empire mongol approche
la définition moderne de puissance mondiale, nous dit Brzezinski ;
seul cet empire peut être comparé aux Etats-Unis d’aujourd’hui.
Mais, après deux siècles d’existence (du XIIIème au
XVème siècle), cet empire disparaissait sans laisser de
traces ; ce qui devrait faire réfléchir d’avantage l’auteur.
L’Europe devient ensuite le
foyer de la puissance globale et le lieu où se déroule les luttes
pour l’acquérir, sans toutefois être dominé par un Etat en
particulier. Brzezinski note que la France en premier lieu (jusqu’en
1815), puis la Grande-Bretagne (jusqu’en 1914) ont eu leur période
de prééminence. Mais, aucun de ces empires n’a vraiment été
global. Le fait que les Etats-Unis se soient élevés au rang de
puissance globale est, lit-on, unique dans l’histoire. Ce pays a un
appareil militaire qui est le seul à avoir un rayon d’action
global.
Cette prééminence fait de
l’ombre à la Russie et à la Chine ; néanmoins, le retard
technologique de ces deux pays fait qu’ils n’ont pas de politique
significative sur le plan mondial. Dans les quatre domaines clés
(militaire, économique, technologique et culturel) les Etats-Unis
sont dominants, et ceci lui confère la position de seule
superpuissance globale.
Brzezinski
développe ensuite ce « système global » propre aux
Etats-Unis. La puissance globale des Etats-Unis viendrait d’une
part du pluralisme de sa société et d’autre part de son système
politique. Incidemment, nous apprenons que par le passé les
Européens, dans leurs visées impériales, n’ont été que des
« aventuriers ». Autre élément de ce système :
les idéaux démocratiques sont aujourd’hui identifiés dans le
monde comme issus de la tradition politique américaine ; les
Etats-Unis sont devenus Le modèle incontournable. La doctrine
américaine, « mélange actif » d’idéalisme et
d’égoïsme, est le seul qui prévaut; bien entendu ceci pour
le plus grand profit de tous.
Mais cette suprématie
américaine repose également, apprend t-on, sur un système élaboré
d’alliances couvrant la planète. L’OTAN, l’APEC, le FMI,
l’OMC, etc. (dans lesquels les Etats-Unis ont un rôle
prépondérant, sinon directif) constituent un réseau mondial actif
et incontournable dans la constitution et la conservation de la
puissance globale américaine. Et les Etats-Unis se doivent de
conserver cette position d’hégémonie globale sans précédent ;
il y aurait comme une « mission » confiée à ce pays. Il
lui faut impérativement prévenir toute émergence de rivaux,
maintenir le statu quo ; ceci au nom du bien être de
l’humanité, bien entendu.
De
nouveau, dans le second chapitre, et avec la même logique utilisé
par l’auteur dans l’introduction, on apprend que le maintien de
la prééminence des Etats-Unis dans le monde va de pair avec la paix
dans le monde. L’enjeu est l’Eurasie, nous dit Brzezinski ;
C’est l’Eurasie qui est « l’échiquier », c’est
là que se déroule le jeu pour la domination mondiale. Apparaît
alors la phobie des Etats-Unis : une éventuelle unité
politique de l’Eurasie. Et l’auteur d’établir l’univers des
possibles, la recension des différents cas de figures qui feraient
que les Etats-Unis seraient en position d’affaiblissement ;
nous apprenons que l’hégémonie américaine est superficielle, et
qu’elle ne passe pas par un contrôle direct sur le monde. C’est
ce qui distinguerait l’Amérique des empires du passé. De plus,
toujours dans les faiblesses du « géant », il y a le
fait que le système de la démocratie « exclu toute
mobilisation impériale » ; mais on peut en douter
justement par ces moyens d’alliances et de coalitions très
« incitatifs » mis en place. Nous sommes également
surpris dans la vision que Brzezinski prête aux Américains face à
leur statut de superpuissance mondiale sans rivale : ils ne
considèreraient pas que ce statut leur confère des avantages
particuliers. Les faits prouveraient plutôt autre chose.
Nous abordons plus loin les
thèmes de la géostratégie et de la géopolitique. Sans surprise,
nous apprenons que la géographie prédestine les priorités
immédiates des pays ; nous le savions depuis au moins Napoléon.
Halford J. Mackinder au début du siècle avait tracé déjà ce que
nous avions vu plus haut développé par Brzezinski, à savoir que
« qui gouverne l’Europe de l’Est domine le heartland,
qui gouverne le heartland domine l’île-monde, et qui
gouverne l’île-monde domine le monde » (le heartland
étant le cœur continental). L’Amérique suit donc cette voie pour
parvenir au maintien de son rang.
Suit une analyse des principaux
acteurs et une reconnaissance appropriée du terrain. Les Etats
eurasiens possédant une réelle dynamique géostratégique gênent
les Etats-Unis, il s’agit donc pour ces derniers de formuler des
politiques spécifiques pour contrebalancer cet état de fait. Ceci
peut se faire par trois grands impératifs : « éviter les
collusions entre vassaux et les maintenir dans l’état de
dépendance que justifie leur sécurité ; cultiver la docilité
des sujets protégés ; empêcher les barbares de former des
alliances offensives ». Tout le programme des Etats-Unis est
là. Pour la poursuite de son analyse, Brzezinski distingue les
« acteurs géostratégiques » (France, Allemagne, Russie,
Chine et Inde) des « pivots géopolitiques » (Ukraine,
Azerbaïdjan, Corée, Turquie et Iran). Les premiers sont en mesure
de modifier les relations internationales, « au risque
d’affecter les intérêts de l’Amérique » ; les
seconds ont une position géographique leur donnant « un rôle
clé pour accéder à certaines régions ou leur permet de couper un
acteur de premier plan des ressources qui lui sont nécessaires ».
La France et l’Allemagne sont
deux acteurs géostratégiques clés qui, par « leur vision de
l’Europe unie », (…) « projet ambitieux », (…)
« s’efforcent de modifier le statu quo ». Ces
acteurs sont l’objet « d’une attention toute particulière
des Etats-Unis ». Cependant, on peut se poser la question de la
« réelle volonté d’indépendance européenne »
instiguée par ces deux pays.
La Russie, joueur de premier
plan malgré l’affaiblissement de son Etat, n’a pas tranché
quant à son attitude vis à vis des Etats-Unis : partenaire ou
adversaire ? La Chine, puissance régionale importante, a des
ambitions élevées : la Grande Chine. Le Japon, puissance
internationale de premier ordre mais qui ne souhaite pas s’impliquer
dans la politique continentale en Asie. Maintenir les relations avec
le Japon est un impératif pour les Etats-Unis, ne serait-ce que pour
maintenir la stabilité régionale. L’Inde, qui se définit comme
un rival de la Chine, est le seul pôle de pouvoir régional en Asie
du Sud ; cependant ce pays n’est pas gênant pour l’Amérique
car il ne contrarie pas les intérêts américains en Eurasie.
L’Ukraine, l’Azerbaïdjan : le sort de ces deux pays
dicteront ce que sera ou ne sera pas la Russie à l’avenir. La
Turquie, facteur de stabilité dans la Mer Noire, sert de contrepoids
à la Russie dans le Caucase, d’antidote au fondamentalisme
islamique, et de point d’ancrage au Sud pour l’OTAN. Brzezinski
nous fait là un chantage à l’islamisme pour que la Turquie
intègre l’Union Européenne : « l’Amérique va
profiter de son influence en Europe pour soutenir l’admission
éventuelle de la Turquie dans l’UE, et mettre un point d’honneur
à la traiter comme un état européen » afin qu’Ankara ne
glisse vers les intégristes islamiques. Mais les motifs américains
sont aussi plus prosaïques : les Etats-Unis soutiendront « avec
force l’ambition qu’ont les Turcs de mettre en place un pipeline
reliant Bakou à Ceyhan qui servirait de débouché à la majeure
partie des ressources en énergie du bassin de la mer Caspienne ».
L’Iran est, curieusement, un élément stabilisateur dans la
redistribution du pouvoir en Asie Centrale ; il empêche la
Russie de menacer les intérêts américains dans la région du golfe
persique. « Il n’est pas dans l’intérêt des Etats-Unis de
continuer à avoir des relations hostiles avec l’Iran », et
ceci « malgré son sentiment religieux, à condition que
celui-ci ne se traduise pas par un sentiment anti-occidental ».
Mais les véritables raisons pointent quelques lignes plus bas,
avec « la participation des Etats-Unis au financement de
projets de pipelines entre l’Iran, l’Azerbaïdjan et le
Turkménistan ».
Vis à vis de l’Europe, les
USA sont, dans les principes tout au moins, pour la construction
européenne ; cependant, leur souhait est une Europe vassale.
L’OTAN est non seulement le support essentiel de l’influence
américaine mais aussi le cadre de sa présence militaire en Europe
de l’Ouest. Pour autant, c’est un réel partenariat que souhaite
l’Amérique ; on peut se demander toutefois, à l’aune de
ces points de vues contradictoires (une Europe à la fois vassale et
partenaire), quelle est la marge de manœuvre laissée à l’Europe
par les Etats-Unis, et dans quels domaines elle pourrait s’exercer.
La problématique géostratégique
européenne sera, lit-on, directement influencée par l’attitude de
la Russie et de sa propre problématique. Et pour faire face à toute
éventualité, les Etats-Unis doivent empêcher la Russie de
« recouvrer un jour le statut de deuxième puissance
mondiale » ; à terme, ce pays posera un problème lors de
son rétablissement comme « empire ». L’Asie centrale,
zone inflammable, pourrait devenir le champ de violents affrontements
entre Etats-nations. Le Golfe persique est une chasse gardée des
Etats-Unis ; « la sécurité dans cette zone est du
ressort de l’Amérique ». On comprend mieux les enjeux de la
guerre menée contre l’Irak. Le défi du fondamentalisme islamique
quant à lui « n’est guère stratégique » ; ce
qui expliquerait l’attitude ambiguë des USA à l’égard de
celui-ci. L’Islam n’a pas d’ « Etat-phare »
dirait Huntington. La Chine pour sa part évolue, mais l’incertitude
demeure quant à sa démocratisation. Brzezinski note que dans le cas
de l’émergence d’une « grande Chine », le Japon
resterait passif ; cette neutralité cause quelques craintes aux
Etats-Unis. De plus, les Etats-Unis doivent se prémunir contre
l’éventualité d’un développement de l’axe sino-japonais.
L’Amérique doit faire des concessions à la Chine si elle veut
traiter avec elle ; « il faut en payer le prix »
nous dit l’auteur. Toujours dans cette zone, la mesure impérative
de la stratégie US est « le maintien de la présence
américaine en Corée du Sud » ; elle est d’« une
importance capitale ». Une autre crainte américaine serait la
naissance d’une grande coalition entre la Chine, la Russie et
peut-être l’Iran ; une coalition anti-hégémonique, « unie
par des rancunes complémentaires ». Enfin, pour maintenir la
primauté américaine, la solution adoptée et recommandée est
« l’intégration de tous ces Etats dans des ensembles
multilatéraux, reliés entre eux, et sous l’égide des
Etats-Unis ».
Le chapitre suivant aborde
l’Europe, « tête de pont de la démocratie », où il
faut entendre en fait, bien sûr, « tête de pont des
Etats-Unis ». L’Union Européenne, union supranationale, dans
le cas où elle réussirait deviendrait une puissance globale,
apprend t-on ; ce qui veut dire qu’elle ne l’est pas
aujourd’hui. La réussite de ce projet, permettrait à ces pays
européens « de bénéficier d’un niveau de vie comparable à
celui des Etats-Unis » ; mais est-ce vraiment la panacée,
et a-t-on besoin de cette Europe-là pour y parvenir ? Par
ailleurs, ce niveau de vie n’est-il pas déjà atteint ? Dans
l’appréciation de cette idée de projet européen, on note
toujours un « oui, mais » ; en effet, cette Europe
est placée incidemment « sous l’égide américaine ».
Nous pouvons à juste titre nous demander où est le réel
« partenariat », « la réelle équité » tant
vantée par l’auteur ?
Brzezinski nous fait un tableau
sans concession de l’Union Européenne : les Etats européens
dépendent des Etats-Unis pour leur sécurité ; une « Europe
vraiment européenne n’existe pas » ; et poursuit-il,
« sans détour, l’Europe de l’Ouest reste un protectorat
américain ». Tous ceci est un soufflet à ceux qui pensent que
l’Europe, grâce à l’Union, est la structure permettant une
indépendance vis à vis des Etats-Unis. Comme la situation de
l’Union européenne est floue, indécise, « les Etats-Unis ne
doivent pas hésiter à prendre des initiatives décisives ».
Le rôle de l’Allemagne est
celui du bon vassal, « bon citoyen de l’Europe, partisan
déterminé des Etats-Unis » ; elle n’a jamais remis en
cause « le rôle central des Etats-Unis dans la sécurité du
continent ». C’est l’effondrement du bloc soviétique qui a
fait que « pour l’Allemagne, la subordination à la France
n’offrait aucun bénéfice particulier ». Elle a aujourd’hui
un rôle entraînant ; « en entretenant des relations
étroites avec la puissante Allemagne, ses voisins bénéficient de
la protection rapprochée des Etats-Unis ». Avec le
rapprochement germano-polonais, « l’Allemagne peut exercer
son influence jusque dans les pays baltes, l’Ukraine, la
Biélorussie ». La sphère d’influence allemande s’est
déplacée vers l’Est, et « la réussite de ces initiatives
confirme la position dominante de l’Allemagne en Europe centrale ».
Sans l’élargissement de l’OTAN aux pays de l’Est, « l’Amérique
essuierait une défaite d’une ampleur mondiale », note
Brzezinski. Ainsi, la collaboration américano-germanique est-elle
« nécessaire pour élargir l’Europe vers l’Est ».
Par ailleurs, nous apprenons que « l’Europe ne se réalisera
pas sous l’égide de Berlin » ; parions toutefois que,
pour l’auteur, cela ne s’envisage bien plutôt « sous
l‘égide de Washington ».
Quant à la France, « puissance
moyenne post-impériale », elle n’a pas les moyens de ses
prétentions. Son rêve de grandeur pour une Europe sous conduite
française correspondrait pour elle, nous dit l’auteur, à la
« grandeur de la France ». Cependant, elle pourrait avoir
des velléités pour traiter directement avec la Russie, et ainsi
s’affranchir relativement des Etats-Unis ; nous voyons poindre
là une légère inquiétude vis à vis de la France. Pour autant, la
France est tout de même « un partenaire indispensable pour
arrimer définitivement l’Allemagne à l’Europe ». N’étant
pas assez forte pour faire obstacle aux objectifs géostratégiques
américains en Europe, « la France avec ses particularismes et
ses emportements peut être tolérée ». Quant au couple
franco-allemand est primordial pour les intérêts américains ;
une remise en cause de cette unité « marquerait un retour en
arrière de l’Europe », et serait « une catastrophe
pour la position américaine sur le continent ». Il est clair
également que les Etats-Unis se servent de l’Allemagne (dominant
économiquement en Europe) pour canaliser et « tenir » la
France.
La chapitre suivant, intitulé «
Le trou noir », traite de la Russie à l’aune des changements
survenus depuis la fin de l’Union Soviétique et la naissance de la
Communauté des Etats Indépendants. « Il est indispensable que
l’Amérique contre toute tentative de restauration impériale au
centre de l’Eurasie » qui ferait obstacle à ses objectifs
géostratégiques premiers : « l’instauration d’un
système euro-atlantique ». Après l’effondrement de
l’Empire, qui a vu un vide politique (le « trou noir »)
s’instaurer au cœur même de l’Eurasie, et qui a ramené la
Russie « au niveau d’une puissance régionale du tiers
monde », Brzezinski constate que cet état a très peu
d’espaces « géopolitiquement sûrs ».
Les frontières actuelles de la
Russie ont reculé de plus de mille kilomètres vers le Nord après
1991, et les états qui l’entourent actuellement constituent une
ceinture, un obstacle à son épanouissement, à son développement ;
ceci tant vers l’Est que vers la Mer Noire et le Sud-Est de
l’ancien Empire. L’auteur fournit une réponse américaine aux
questions russes ; l’Amérique se préoccupe de savoir « ce
qu’est la Russie, et ce que doivent être ses missions ainsi que
son territoire légitime ». Mais la raison essentielle qui fait
le regard critique, systématique américain vis à vis de la Russie
est qu’elle a « une identité eurasienne », une
« personnalité eurasienne », ce que les Etats-Unis n’ont
pas par nature. Et si les Etats-Unis soutiennent l’Ukraine c’est
que sans ce dernier, aucune restauration impériale n’est possible
pour la Russie. C’est l’application de la technique du « roll
back », celle du refoulement de la Russie vers l’Asie.
Les « Balkans eurasiens »
sont l’objet du chapitre suivant. Ces nouveaux « Balkans »
sont constitués de neufs pays : le Kazakhstan, le Kirghizistan,
le Tadjikistan, l’Ouzbékistan, le Turkménistan, l’Azerbaïdjan,
l’Arménie, la Géorgie et l’Afghanistan. Les facteurs
d’instabilité des ces « Balkans eurasiens »
sont nombreux : de graves difficultés nationales, des
frontières contestées des voisins ou des minorités ethniques, peu
d’homogénéité nationale, des luttes territoriales, ethniques ou
religieuses. Toutes les options peuvent donc être envisagées quant
à l’avenir de cette région, nous dit Brzezinski.
Les voisins intéressés,
nourrissant des visées politiques sur la région sont la Russie, la
Turquie, l’Iran et la Chine. La Russie qui veut retrouver sa zone
d’influence, renouer avec ses républiques d’hier, et dont
les visées géopolitiques vont vers le Sud, en direction de
l’Azerbaïdjan et du Kazakhstan.; la Turquie qui se considère
comme le leader potentiel d’une communauté turcophone aux
frontières très floues ; l’Iran, dont le principal souci est
le renouveau de l’islam en Asie centrale ; la Chine enfin, que
les ressources énergétiques de la région attirent, et qui veut y
avoir un accès direct hors contrôle de Moscou. Les motifs
d’intérêts sont essentiellement économiques : « la
région renferme une énorme concentration de réserve de gaz
naturel, d’importantes ressources pétrolières, auxquelles
viennent s’ajouter des gisements de minerais, notamment des mines
d’or ». Mais il y a aussi des raisons plus profondes (et
qu’il est curieux de voir soulever par un américain) des facteurs
« relevant de l’histoire ».
D’autres pays ont leurs
regards tournés vers cette région : le Pakistan qui veut
exercer une influence politique en Afghanistan et profiter à terme
de la construction de pipelines reliant l’Asie centrale à la Mer
d’Oman. L’Inde qui, pour faire face aux projets du Pakistan et à
la montée de l’influence chinoise, est favorable au développement
de l’influence iranienne en Afghanistan, ainsi qu’à une présence
russe plus importante dans ses anciennes républiques. Les Etats-Unis
enfin, qui « agissent en coulisse », cherchent à ménager
le pluralisme géopolitique, et tentent « d’empêcher la Russie
d’avoir la suprématie ». La dynamique russe et les
« ambitions anachroniques » de Moscou dans cette région
sont « nuisibles à la stabilité de celle-ci ». Et nous
apprenons que « les objectifs géostratégiques américains
recouvrent en fait les intérêts économiques de l’Europe et de
l’Extrême-orient » ; nous sommes toujours dans cette
logique « philanthropique » américaine. L’engagement
des Etats-Unis dans cette région, nous dit Brzezinski, est
considérée par les pays concernés comme « nécessaire à
leur survie ». Les motifs généraux américains sont les
pipelines et leurs tracés actuels ; le but des Etats-Unis étant
de ne plus passer par des pipelines courant sur le territoire russe,
non plus au Nord donc mais par le Sud et la médiane de cette région
des Balkans eurasiens. « Si un pipeline traversait la Mer
Caspienne pour atteindre l’Azerbaïdjan et, de là, rejoignait la
Méditerranée en passant par la Turquie, tandis qu’un autre
débouchait sur la Mer d’Oman en passant par l’Iran, aucune
puissance unique ne détiendrait le monopole de l’accès à la
région ». On comprend aisément à cette lumière les actions
et les soutiens américains à tel ou tel pays ; on peut saisir
ainsi la bienveillance des Etats-Unis pour les « étudiants en
théologie », les Pachtouns de Kaboul, au détriment des
Tadjiks d’Ahmed Shah Massoud concentrés dans les régions du Nord
de l’Afghanistan.
Dans l’avenir, Brzezinski voit
dans ses Balkans eurasiens une montée de l’islamisme, des conflits
ethniques, un morcellement politique, et une guerre ouverte le long
de la frontière méridionale de la Russie. Une zone donc qui fera
sans doute parler d’elle bientôt.
Quelle doit être la politique
américaine en extrême orient ? C’est l’objet du chapitre
suivant. Pour être efficace, elle doit avoir un point d’ancrage
dans cette région, nous dit l’auteur. Il est essentiel,
poursuit-il, que les Etats-Unis aient d’étroites relations avec le
Japon, et qu’ils établissent une coopération avec la Chine. Si
l’extrême orient connaît aujourd’hui un dynamisme économique
extraordinaire, il va néanmoins de pair avec une incertitude
politique croissante. C’est « un volcan politique en
sommeil » ; il ne possède pas de « structures de
coopération multilatérale » comme l’Union européenne et
l’OTAN, et ce malgré l’ASEAN. Cette région est devenue, selon
l’Institut International d’Etudes Stratégiques, « le plus
gros importateur d’armes, dépassant l’Europe et le
Moyen-Orient ».
Il existe dans cette partie du
monde de nombreux points de frictions : les relations entre la
Chine et Taiwan ; les îles Paracels et Spratly, objets de
multiples convoitises ; l’archipel Senkaku qui sont disputées
par la Chine et le Japon ; la division de la Corée et
l’instabilité inhérente à la Corée du Nord ; les îles
Kouriles, sujets à controverses entre la Russie et le Japon ;
enfin, des conflits territoriaux et / ou ethniques divers, le long de
la frontière chinoise, également entre le japon et la Corée, enfin
entre la Chine et l’Indonésie à propos des limites océaniques.
La Chine est « la puissance militaire dominante de la
région » ; et, dans l’absence d’équilibre entre les
puissances, l’on a vu l’Australie et l’Indonésie se lancer
dans une plus grande coopération militaire ; Singapour a
également, avec ces deux pays, développé une coopération en
matière de sécurité. La probabilité de voir se réaliser ces
conflits dépendront « de la présence et du comportement
américains ».
Brzezinski vante la Chine du
passé, « pays qui [ au XVIIème siècle ] dominait
le monde en termes de productivité agricole, d’innovation
industrielle et par son niveau de vie ». Puis, il compatit avec
les « cent cinquante années d’humiliation qu’elle a
subies » ; la Chine doit être « lavée de l’outrage
causé à chaque chinois », et « les auteurs doivent être
châtiés ». Parmi les auteurs, la Grande-Bretagne a été
dépossédée de son Empire, la Russie a perdu son prestige et une
partie de son territoire ; restent les Etats-Unis et le Japon
qui sont le principal souci de la Chine aujourd’hui. Selon
l’auteur, la Chine refuserait « une véritable alliance
sino-russe à long terme, car elle aurait pour conséquence de
renforcer l’alliance nippo-américaine » et car « cette
alliance empêcherait la Chine d’accéder à des technologies
modernes et à des capitaux, indispensables à son développement ».
Nous est brossé ensuite les
différents cas de figure possibles. L’auteur fait état des
prévisions prometteuses relatives à la Chine ; cependant, il
doute de ses capacités à « maintenir pendant vingt ans
ses taux de croissance spectaculaire ». Actuellement, nous
dit-il, la croissance rapide de la Chine accentue la fracture sociale
liée à la répartition des richesses ; ces inégalités ont un
impact sur la stabilité du pays. Mais le rayonnement de la Chine
« pourraient bien amener les riches chinois d’outre-mer à se
reconnaître dans les aspirations de la Chine ». Autre cas de
figure évoqué, l’éventualité d’un repli sur soi de la Chine.
Dans son espace régional, la
Chine joue le Pakistan et la Birmanie contre l’Inde son « rival
géopolitique ». L’objectif de Pékin serait « une plus
grande influence stratégique sur l’Asie du Sud-Est »,
contrôler le détroit de Malacca et le goulet de Singapour. La Chine
élabore « une sphère d’influence régionale » ceci en
particulier vers ses voisins de l’Ouest qui cherchent un contre
poids à l’influence russe. Brzezinski traite des relations
américano-chinoise mais sans comprendre l’attitude de Pékin, et
en jouant les naïfs : « (…) en raison de ce qu’ils
sont et de leur simple présence, les Etats-Unis deviennent
involontairement l’adversaire de la Chine au lieu d’être leur
allié naturel ». Par ailleurs, les Chinois savent que « leur
influence dans la région se trouverait automatiquement renforcée
par la moindre attaque qui viendrait miner le prestige américain ».
L’objectif central de la politique chinoise serait d’affaiblir
l’Amérique pour que cette dernière ait besoin d’une Chine
« dominant la région » et « mondialement puissante
pour partenaire ».
Autre point d’extrême orient
analysé par l’auteur : le Japon, dont les relations avec
l’Amérique, nous dit-il, feraient dépendre l’avenir
géopolitique de la Chine. Le paradoxe du Japon est qu’il « a
beau être riche, dynamique et économiquement puissant, il n’en
est pas moins un Etat isolé dans sa région et politiquement limité
dans la mesure où il est tributaire d’un allié puissant qui
s’avère être non seulement le garant de l’ordre mondial mais
aussi son principal rival économique » : les Etats-Unis.
Mais, « la seule véritable question politique pour le Japon
consiste à savoir comment utiliser la protection des Etats-Unis afin
de servir ses propres intérêts ». Le Japon est, apprend-t-on,
un pays «qui ne se satisfait pas du statu quo mondial ».
Depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, note Brzezinski, on
observe une redéfinition de la politique étrangère de ce pays.
Cette redéfinition porte le Japon à « ménager la Chine
plutôt que de laisser le soin aux Etats-Unis de la contenir
directement ». Cependant « très peu [de japonais] se
prononcent en faveur d’une grande entente entre le Japon et la
Chine » car cela déstabiliserait la région, et provoquerait
le désengagement des USA, subordonnant la Corée et Taiwan à la
Chine, mettant « le Japon à la merci de cette dernière ».
Les Etats-Unis veilleront à ce
que le Japon mette « en place une coopération véritablement
internationale, mieux institutionnalisée » à l’instar du
Canada, « Etat respecté pour l’utilisation constructive de
ses richesses et de son pouvoir, et qui ne suscite ni craintes ni
ressentiments ». Les objectifs globaux des USA étant de faire
du Japon « le partenaire essentiel et privilégié de la
construction d’un système » de coopération mondiale.
La partie n’est pas gagnée
d’avance en extrême orient pour les Etats-Unis, concède
Brzezinski, car « la création d’une tête de pont
démocratique est loin d’être imminente (…) contrairement à
ce qui s’est passé en Europe ». On note la prudence des
Etats-Unis vis à vis de la Chine : « il est
préférable de la traiter comme un acteur crucial sur l’échiquier
mondial », et la faire participer au G7, lui donnant accordant
ainsi du crédit et satisfaisant son orgueil. Les USA doivent
également « se montrer conciliant sur certaines questions,
tout en restant ferme sur d’autres », poursuit Brzezinski. Et
revenant sur le problème de Taiwan, nous apprenons que « les
Etats-Unis interviendraient pour défendre non pas l’indépendance
de Taiwan, mais leurs propres intérêts géopolitiques dans la
région Asie-Pacifique » ; voilà qui est clair. Pour ce
qui concerne la Corée et le Japon, l’Amérique peut « jouer
un rôle décisif en soutenant la réconciliation » ; la
stabilité apportée faciliterait « le maintien de la présence
des Etats-Unis en extrême orient », et cette réconciliation
« pourrait servir de base à une éventuelle réunification »
de la Corée.
Dans sa conclusion, où rien de nouveau apparaît par rapport aux chapitres précédents, nous lisons quand même « qu’aucun problème d’importance ne saurait trouver d’issue contraire aux intérêts des Etats-Unis » puisque ces derniers jouent désormais le rôle d’arbitre en Eurasie, et qu’ils sont devenus « la nation indispensable de la planète ». Priorité est donc donnée à la gestion de l’émergence de nouvelles puissances mondiales « de façon à ce qu’elles ne mettent pas en péril la suprématie américaine ». Ainsi, quand Brzezinski prône la création d’un « accord de sécurité transeurasien prévoyant l’élargissement du Traité de l’Atlantique Nord », il ne fait que poursuivre la méthode qui consiste à lier les nations par des traités, des accords mondiaux, à les noyer dans des organismes multinationaux pour mieux les assujettir aux intérêts américains. Le rôle à venir des Etats-Unis sera un « rôle décisif », celui « de stabilisateur et d’arbitre en Eurasie ».
Toutefois, nous dit Brzezinski,
les Etats-Unis ne sont pas seulement la première superpuissance
globale, mais seront très probablement la dernière, ceci à cause
de la diffusion de plus en plus généralisée du savoir et de la
dispersion du pouvoir économique. Si les Etats-Unis ont pu exercer
une prépondérance économique mondiale, ils le doivent à « la
nature cosmopolite de [leur] société (…) qui [leur] a permis (…)
d’asseoir plus facilement leur hégémonie (…) sans pour autant
laisser transparaître [leur] caractère strictement national ».
Il est peu probable qu’un autre pays puisse faire de même ;
« pour simplifier, n’importe qui peut devenir Américain,
mais seul un Chinois peut être Chinois ». Il transparaît dans
ces propos une négation radicale de l’altérité. Les Etats-Unis
ne veulent pas « l’autre », ils ne le conçoivent même
pas ; ils ne connaissent que l’autre en tant que « même »,
un clone en quelque sorte ; piètre intelligence du monde, de la
richesse, de la diversité de l’homme que ce rapport à l’autre,
spécifiquement américain.
Comme la puissance Américaine
ne saurait durer sans fin (nous ne sommes pas arrivé avec le
triomphe de l’Amérique et de ses « idéaux » à la fin
de l’Histoire, pour reprendre les mots d’un illuminé nommé
Francis Fukuyama), Brzezinski nous trace « l’après
domination états-unienne ». Le legs de l’Amérique au monde,
à l’histoire, doit être une démocratie planétairement
triomphante, nous dit-il, et surtout, la création d’une
« structure de coopération mondiale (les Nations Unies sont
« archaïques ») (…) qui assumerait le pouvoir de
« régent » mondial ». Voilà donc un testament
établi pour la poursuite mondiale - et jusqu’à la fin des temps -
du « rêve américain ». Mais chacun sait que les temps
comme les rêves ont toujours une fin.
Si la recension des objectifs
géostratégiques américains est établie, la formulation et la
structure interne de l’ouvrage sont assez confuses puisque l’on
retrouve souvent des éléments concernant un sujet deux ou trois
chapitres plus loin. L’auteur manque un peu de rigueur dans son
exposition. Plus généralement, si l’on comprend la logique de ce
discours de la part d’un américain, on ne peut décemment
acquiescer aux propos de Zbigniew Brzezinski. Dès lors que l’on
n’est pas américain, on ne peut pas souscrire aux thèses énoncées
dans ce livre; ce serait sinon, pour prendre l’exemple d’un
animal, comprendre les motivations de son prédateur, et accepter de
se laisser dévorer par lui. Si certains constats de l’auteur sont
justes et relèvent du bon sens, il n’en demeure pas moins qu’il
faut combattre ces objectifs impériaux / impérialistes américains
malgré cette apathie qui caractérise malheureusement les Européens
en général et les Français en particulier, cet état de
« dormition » dont parle Dominique Venner (1).
PS : J'avais écrit ce commentaire sur le livre de Brzezinski dès la parution de son ouvrage en France. Je n'ai rien modifié à ce texte depuis lors.
Iconographie :
Chess board : http://www.zazzle.fr/chessboard+affiches
***
NOTES :
(1) Cf. : http://www.dominiquevenner.fr/2010/07/l%E2%80%99europe-en-dormition/
PS : J'avais écrit ce commentaire sur le livre de Brzezinski dès la parution de son ouvrage en France. Je n'ai rien modifié à ce texte depuis lors.
Iconographie :
Chess board : http://www.zazzle.fr/chessboard+affiches
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