Pour saisir les enjeux actuels, un petit détour sur une des cartes de Halford J. Mackinder datant de 1904 ne manque pas d'intérêt.
Quelques éléments d’explication
Mackinder nous dit : « La prise de contrôle de la région terrestre
centrale par une nouvelle puissance se substituant à la Russie, ne tendrait
nullement à réduire l’importance géographique de la position pivot ». (1)
Reprenant les mots de Mackinder
et en poursuivant la logique de son propos à l’aune de la géopolitique récente
et en cours, nous pourrions avancer ceci :
Si une puissance particulière
parvenait à renverser la Russie, ou à la contrôler, celle-ci pourrait constituer un péril menaçant la liberté
du monde pour la seule raison qu’elle ajouterait une façade océanique aux
ressources du Grand continent - un accès aux mers chaudes - avantage qui
demeure jusqu’à présent interdit à l’occupant russe de la zone-pivot.
Pour trouver quelle est cette
« puissance particulière », il suffit d’observer ce qui se passe dans
le Rimland, cette ceinture de la zone-pivot (Heartland). Quelle
est la puissance qui place ses pions dans presque tous les pays de cette
zone ? Quelle est la puissance qui agit et resserre cette ceinture année
après année ?
Cette « puissance
particulière » tend, présentement, à contenir au plus serré la
région-pivot, ne lui laissant plus aucune profondeur stratégique, plus aucune
zone d’influence ; même immédiate. Les Russes n’auraient donc pas le droit
à une Doctrine Monroe contrairement aux Etats-Unis qui seuls auraient ce
privilège. Ce serait donc, appliquée à l’échelle du monde, la fameuse
« destinée manifeste », une sorte de droit moral des Etats-Unis à ce
qui ne peut être qualifié autrement que… d’impérialisme. Ce serait même, à lire
certains, une situation de fait mais opérée néanmoins contre son gré ! (2)
Halford J. Mackinder a défini dès l’orée du XXème siècle
une constante de l’Histoire (3). Force est de constater que cette constante
oriente de façon manifeste la politique des Etats-Unis sur le continent
Euro-Asiatique depuis 1945. En observant aujourd’hui, avec recul, tant la
stratégie de « Containment » de George Keenan, que celle du
« Rollback » de John Foster Dulles, l’on s’aperçoit qu’elles ne visaient en fait pas
tant l’Union Soviétique et son régime communiste (4) mais bien plutôt la
Russie, en tant que terre de la zone-pivot.
Depuis 1992, en Europe, les
Etats-Unis, via l’OTAN notamment, mais aussi par d’autres organismes (5), ont
fait reculer vers l’Est les limites du Heartland ; il est à noter
que les ex-républiques de l’Union Soviétique sont à présent quasiment toutes
dans son escarcelle. Dans ce mouvement vers l’Est, une de ces ex-Républiques
est à cet égard cruciale : l’Ukraine. Celle-ci permet à la Russie un accès
direct à la Méditerranée. Il en est de même de la Géorgie. Ainsi, ces deux pays
ont-ils subi ou subissent des « soubresauts ». Et dans cette
fermeture de la Méditerranée, en Asie mineure, il y a la Turquie, laquelle est
déjà dans l’orbite de puissance étasunienne (OTAN et Union Européenne aux forceps).
En Asie centrale, l’Afghanistan a
subi les affres de cette action de contention américaine vis-à-vis de la Russie
et ce depuis 2001. Reste un autre pays crucial : l’Iran. Et si on lit bien
les stratèges de Washington, l’action prônée pour ce pays n’est pas
« directe » ; il ne s’agit pas d’affronter militairement Téhéran (hard
power) mais bien plutôt de ménager les Ayatollahs et d’influer sur une population plus
malléable (smart power) afin qu'un terrain d'entente puisse advenir (6).
En fin de boucle, en
Extrême-Orient, le Japon demeure depuis 1945 une base militaire avancée des
Etats-Unis dans la région. Quant à la Corée du Sud, elle reste encore sous orbite étasunienne, confortée par l'épouvantail que représente Pyongyang.
Toujours dans cette stratégie de
puissance en action, dans ce mouvement pour la maîtrise du Heartland, il
y a un écueil de taille : la Chine. Ce pays, nous dit Mackinder, serait à
même de devenir un péril pour le monde (the yellow peril) si d’aventure
il venait à dominer, à vassaliser la Russie. Mais Pékin a bien d’autres
ambitions que de prendre le « chemin du Nord », au-delà de l’Amour,
ce fleuve-frontière de 4
400 kilomètres .
La Chine a, en effet, d’autres
préoccupations que de devenir, dans un futur proche, ce « péril
jaune » dont parle Mackinder. Pékin se concentre plutôt sur :
- le contrôle à long terme de son
pouvoir dans ses provinces (risque d’autonomie, de séparatismes),
- sa maîtrise de la zone des neuf
points dans la Mer de Chine méridionale (risque de conflits avec ses voisins
immédiats (vietnamiens, philippins, taïwanais, etc.),
- la conservation voire le
développement de son collier de perles entre son territoire et les zones de
production d’hydrocarbures,
- la mise en œuvre des retours
sur ses investissements en Afrique.
La Chine représente donc
malheureusement pour les Etats-Unis, une pièce non maîtrisée, non maîtrisable,
une impasse ; elle doit être contournée, tout en étant maîtrisée
indirectement via la politique de l’énergie hydrocarbure ; il s’agit de
tenir les robinets…
Pour finir ces quelques
réflexions et commentaires sur la carte de Halford J. Mackinder, rappelons sa
formule ; une formule choc, une formule répétée à l’envie et qui résume
notre propos ci-dessus : « Qui contrôle le cœur du monde (Heartland)
commande à l’île du monde (Heartland + Rimland), qui contrôle l’île du
monde commande au monde ». Cette carte de 1904 explique bien, par l’intégration
du temps long de l’Histoire sur la géographie physique, les mouvements
géopolitiques contemporains. Ainsi, les finalités de tel ou tel acteur géopolitique se découvrent-elles, naturellement.
Nonobstant, l'analyse géopolitique ne doit pas être un paraclet mais plutôt un levier pour une politique de puissance face à tel ou tel Hégemon du moment... Acteur ou sujet, victime ou bourreau, Ecce Stato.
Notes :
(1) Halford John Mackinder, The
geographical pivot of History, paru dans The Geographical Journal, Vol. 23, n°4, p.437 (1904).
(2) Cf. les propos de Niall Ferguson sur les Etats-Unis comme « Empire malgré-lui ». Doté d'un esprit brillant, Ferguson, auteur entres autres livres de Colossus ; The price of America's Empire, est somme toute bienveillant vis-à-vis des Etats-Unis ; ainsi l'excuse-t-il de ses méfaits commis à travers le monde. Ferguson est, faut-il le souligner, débiteur de Washington...
(3) On (re)lira, fort à propos, le
livre d’Aymeric Chauprade intitulé « Géopolitique ; constantes et
changements dans l’Histoire » paru aux Editions Ellipses en 2000 et
réédité plusieurs fois depuis. On pourra se documenter également avec le livre référence d'Alfred T. Mahan De l'influence de la puissance maritime dans l'Histoire 1660-1783 et particulièrement dans son introduction. Mahan y évoque justement la question des « constantes ».
(4) Ce fut, en définitive, un
argument pour naïfs, un levier du « Softpower », une façon
d’amener à soi une population d’Europe occidentale à juste titre effrayée, au sortir de la
seconde guerre mondiale.
(5) L’Union Européenne, par
exemple, mais aussi le FMI, etc.
(6) Cf. Joseph Nye, théoricien de
cette analyse des stratégies de puissance ; stratégies mises en œuvre magistralement (il faut être juste et honnête) par les Etats-Unis.
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