Depuis près d’un mois à présent, depuis le 13 février 2011, la Lybie connait une insurrection. Cependant, force est de constater que depuis ce temps, analystes et commentateurs ne nous disent rien sur ce qui s’y passe, raccrochant ces événements à ce que nous avons connu en Tunisie d’une part et en Egypte d’autre part, parlant de « révolution populaire », « d’actions démocratiques armées », etc. Mais qu’en est-il vraiment ? Que sait-on de la nature de la révolte, des révoltés en Lybie ?
Ce que l’on peut constater également dans ces commentaires, c’est le parti pris quasi unanime contre Kadhafi. La grande conscience universelle, Bernard-Henri Lévy, a parlé et nous le dit : Kadhafi est un « criminel, suicidaire et dangereux pour le monde » (Cf. les déclarations de l’envoyé spécial élyséen BHL). Il faut donc en finir avec lui. Seulement pourquoi aujourd’hui plus qu’hier ? Et s’il y a guerre civile aujourd’hui en Libye, en quoi « le monde » est-il menacé plus qu’hier ? Loin de vouloir défendre ce despote, loin de soutenir son régime autocratique, d’avaliser les actions terroristes du tyran, on peut se demander comment quelqu’un qui a été vanté par tel ou tel politique français (1), qui a reçu sur son sol un grand nombre de chefs d’Etat lors du 3ème sommet Afrique-Union Européenne les 29 et 30 novembre 2010, comment une personne qui a été reçue en décembre 2007, en grande pompe à l’Elysée (2), est aussi vite lâchée, critiquée, vilipendée, honnie, rejetée, bref vouée aux gémonies et à l’opprobre internationale (hormis l’inénarrable Hugo Chavez).
Le grand Boufti de Tripoli
Nous savons depuis longtemps que la roche Tarpéienne est proche du Capitole, mais qu’est-ce qui a bien pu faire que ledit Kadhafi est passé ainsi dans le « côté obscur de la force », passant en deux jours à peine, de chef d’Etat reconnu, accepté par le concert des nations unies (bien que l’on sache parfaitement ce qu’il faisait depuis plusieurs dizaines d’années dans son pays, et la manière avec laquelle étaient traités ses concitoyens), à la représentation archétypale du dictateur sanguinaire et d’autocrate fou ?
Dans l’analyse de ce qui se passe en Lybie, il y a un élément très important à noter : la composante tribale et clanique. A l’instar de l’Irak, ce pays divers et bigarré, n'a pu trouver un équilibre du pouvoir que par l’alliance des tribus les plus importantes. Quand Kadhafi est arrivé au pouvoir en 1969, ce fut non seulement parce qu’il venait d’une des tribus les plus puissantes du pays mais aussi parce qu’il avait passé des alliances avec d’autres tribus, que ce soit par mariage, concussion et marchandage divers. Exit le roi Idris 1er.
Quoi qu’il en soit, il est toujours amusant de regarder comment nos journalistes « traitent » l’information et observer le choix des mots qu'ils utilisent. Par exemple, les soldats Libyens fidèles à Kadhafi lancent des « offensives meurtrières » ; mais rien n’est dit de la qualité des offensives menées par les rebelles ; seraient-elles « douces » ou encore « tendres » ? Par ailleurs, nous avons vu apparaître assez rapidement à l’image un drapeau ; du moins sautait-il aux yeux des observateurs. Ce drapeau, il a fallu un mois avant que les journalistes ne nous en parlent. Mais que représente-t-il réellement pour les rebelles interrogés ? Est-il le symbole de la monarchie renversée ? Est-il juste un signe de ralliement anti-Kadhafi ? Notons que pour la grande majorité des Libyens, ce drapeau n’existait déjà plus au moment de leur naissance !
Drapeau de la monarchie
Kadhafi avance qu’il est attaqué par des membres d’Al-Qaeda eux-mêmes aidés par des puissances étrangères, occidentales notamment. Cet opposition au Grand Boufti de Tripoli semble donc, si l’on croit Kadhafi, des plus hétéroclites, oxymoriques ; Al Qaeda et les puissances occidentales alliés contre Kadhafi, rien que çà !
Néanmoins, qui peut dire si des islamistes ne sont pas derrière certains de ces multiples groupements dits de « libération » qui grouillent à présent en Lybie ? Qui peut dire si des groupes salafistes de combat de sont pas présents dans cette turbulente et sanglante agitation depuis un mois dans les sables du désert de la cyrénaïque ? Selon les critères de certains islamistes inspirés par Ibn Taymiyya (qui n’est pas seulement l’auteur d'une seule Fatwa, certes fameuse, mais d’une abondante littérature exégétique faut-il le préciser), Kadhafi est un impie, et donc justiciable de la Jihad ; il mérite d’être renversé, voire tué. Pour les islamistes radicaux, ce qui importe dans les travaux d’Ibn Taymiyya, c’est que justification (un cadre juridique islamique, la Fatwa) est donnée d’attaquer et de renverser les dirigeants musulmans d'un pays, si ces derniers ne mènent pas une politique islamiste « rigoureuse », sur « les pas du prophète », et dans l’exercice de la Shari’ah. C’est ainsi que - grâce à une fatwa prononcée en son temps par ledit Ibn Taymiyya - fut lancée et justifiée l’attaque contre les Mongols, déclarés « musulmans de complaisance », bref mahométans de papier, juste digne de passer au fil du sabre.
Cénotaphe d’Ibn Taymiyya à Damas
Par ailleurs, qui peut dire si certaines puissances occidentales, instrumentalisées par des groupes industriels et financiers cosmopolites, mais ayant siège à New-York ou Londres - des groupes pétroliers par exemple - ne verraient pas d’un œil compatissant le renversement de la Grande Jamahiriya arabe libyenne populaire socialiste et la mise en place à Tripoli d’un gouvernement docile, plus « démocratique », plus enclin et « ouvert » aux investisseurs étrangers ? N’oublions pas que le pétrole est une richesse importante de la Lybie et que cette énergie fossile est nationalisée depuis 1969, date de l’arrivée au pouvoir de celui qui s’était inspiré de Nasser. Quand nous nous renseignons un peu, nous voyons très vite ce qu’il en est : La Libye est le deuxième producteur de pétrole brut en Afrique, après le Nigeria et devant l'Algérie. Mais la Libye dispose de la plus grande réserve de pétrole d’Afrique, ses réserves étant estimées à 46,4 milliards de barils en 2011 (Cf. US Energy Information Administration). La Libye est ainsi un des acteurs majeurs de l’OPEP. De plus, apprend-t-on, le pétrole libyen est de très bonne qualité. Pensez-vous donc que de grands groupes pétroliers, aux chiffres d’affaires (voire aux bénéfices) supérieurs à ceux d’un grand nombre d’Etat du monde, ne seraient pas heureux de s’occuper « sérieusement » de ce pétrole « nationalisé » et de « l’ouvrir au marché » ? Nous connaissons la philanthropie de ces sociétés (3).
Nous avons entendu parler depuis la fin février 2011, d’un Conseil National de Transition (CNT), sensé représenter les forces nouvelles libyennes, « le visage de la Libye pendant la période de transition ».; et la France en la personne du Président, de reconnaître le CNT, comme "seul représentant légitime de la Libye" (une petite claque à la superbe du nouveau Ministre des affaires étrangères, Alain Juppé, lequel a découvert cette reconnaissance officielle de la France ...par voie de presse). Des émissaires dudit Conseil sont même venus à l’Elysée et ont été reçu par Nicolas Sarkozy, himself. Ces représentants du CNT (à ne pas confondre avec la Confédération Nationale des Travailleurs, le CNT français) ont été reçu également par des membres du Parlement européen. Le CNT est déjà quasi reconnu comme représentant officiel de « la future nouvelle Libye ». Mais Mahmoud Djebril, Omar Hariri et Ali Essaoui représentent-ils vraiment la Libye et les libyens de la révolte ? Sont-ils des représentants autochtones ou sont-ils à l’image d’un Hamid Karzaï en Afghanistan, des produits « choisis » par quelques intérêts étrangers ? Nos commentateurs avisés se garderont de nous le dire. Par contre, pour Monsieur Bernard-Henri Lévy, il n’y a aucun doute, le CNT, c’est « la démocratie libyenne en marche ».
Hamid Karzaï,
ancien cadre d’UNOCAL et ancien représentant de Delta-Oil...
devenu Président afghan
Qu’apprend-t-on, que sait-on grâce aux journalistes sur ce qui se passe en Lybie en ce moment ? Rien ! Du sable et du vent, un peu de bruit et de la fumée. Et les commentateurs patentés de relater qu’il y a « des avancées », des « contre-offensives », bref, que l’on se bat. Les insurgés sont à l’Est, les fidèles et irréductibles du lider maximo de la Jamahiriya sont à l’Ouest (complètement ?). Que représente cette polarisation géographique ? Est-ce un hasard ? Très peu le soulignent. Cette fracture entre belligérants reprend en fait les divisions ethniques et tribales existantes (4). Elle nous montre un élément important du conflit, nous donne quelques clefs. Alors, est-ce une révolte contre le régime ou une guerre civile entre clans et tribus ? Les deux pouvant se combiner, quelle est donc la part de l’une et de l’autre ? Personne ne le dit.
Les plus hardis des acteurs "démocratiques" prônent l’action militaire directe ; d’autres, juste la mise en place d’une zone d’exclusion aérienne. L’OTAN est pressentie, les armes sont astiquées, les réservoirs des AWACS et des chasseurs sont déjà remplis de kérosène. Seulement, même pour la seconde option, cela équivaut à un acte de guerre et ne pourra se faire sans morts. Qui plus est, il faut (normalement) un accord international pour ce faire, et il n’est pas encore entériné… Acheter les votes, cela coûte de l’argent. Alors, les esprits se font prudents, comme notre Ministre des affaires étrangères, Alain Juppé. Le souvenir de l’Irak n’est pas si loin, avec ses armes de destructions massives que l’on cherche encore, sans oublier l’Afghanistan. On trouve toujours de bonnes raisons pour attaquer, renverser ; le seul problème, c’est que ce ne sont jamais les vraies…
Entre offensives, contre-offensives, déclarations de presse de l’un et l’autre camp, opérations de charme de Kadhafi et de ses fils, envois d’émissaires ici et là, mesure prises contre les avoirs de Kadhafi, et autre plans d’instauration d’une zone d’exclusion aérienne, nous ne sommes pas sorti de l’écheveau, ni encore entré dans la clarté des faits. S’il est certain que Kadhafi a fait son temps, reste à savoir qui aura la légitimité pour reprendre le pouvoir. Vraisemblablement, la légalité du futur nouveau pouvoir à Tripoli s’obtiendra plus par l’aval des « instances internationales » que par le peuple libyen ; quant à la légitimité, elle sera « décrétée »; plus tard. La démocratie est en marche, c’est sûr…
Le jeune officier Aldo, du Rivage des Syrtes, ne reconnaitrait plus l’horizon de son affectation choisie ; immobilisme et ennui ne sont plus de mise. Toutefois, tâchons comme lui, de lire entre les lignes, de déceler les signes ; nous sommes des observateurs. Mais nous ne devons cependant pas souffler sur les braises et provoquer par mégarde, comme le malheureux (?) Aldo, le début des hostilités.
Notes :
(1) Tel le « Frère trois points » Ollier, Président de « France-Libye » et accessoirement mari à la ville de MAM, ancienne MAE aujourd'hui libérée de ses obligations.
(2) On peut souligner le rôle joué par l’éminent Ambassadeur de France en Tunisie - à l’époque conseiller de Nicolas Sarkozy - Boris Boillon, dans cette invitation et légitimation de Kadhafi.
(3) Le 29 mai 2007, British Petroleum a signé un contrat de prospection gazière de 900 millions de dollars avec la National Oil Corporation (la compagnie nationale libyenne). Le temps semble venu pour l’extraction et la production à grande échelle, en révisant quelque peu les royalties (un peu comme au Timor oriental et le pétrole de la Mer de Timor).
(4) En Cyrénaïque (Est du pays) il y a les tribus Majabrah, Darsa, Arafah, Barasa, Abiid, Abaydat, Awaqir, Mugharbah, Zuwayah, Awajilah, Fawakhir et Minifah. A l’Ouest de la Libye, il y a les tribus Siaan, El Magarha, El Hasauna.
Crédit photo :
Kadhafi : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/3/36/Muammar_al-Gaddafi_at_the_AU_summit.jpg
Cénotaphe d’Ibn Tayymiyah : https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhCsxfh1YSppHFD-6M7cFxUC7nUA4ciHllJ2CtKKmdWOLIw1b0c2EK_EloU-g5lL4C2I92DuyjU4Dp-Kt79t7hoXsJChmYS9ws1-YuA12C5g4ow8RZW49Hn_UDivb-XxiXMmRB9sluDq8IM/s1600/IbnTamiyyah1.jpg
Hamid Karzaï : http://www.latribune.fr/img/46-1824375-0/430641-img-50790-hr.jpg.jpg
Article très intéressant, bien entendu à contre courant des médias français, trop complaisants avec la position de Nicolas Sarkozy et du pseudo philosophe BHL.
RépondreSupprimerLes sujets traités dans l'article ne pouvaient que suscités mon intérêt : français, d'origine afghane, je travaille à Damas sur les doctrines d'Ibn Taymiyya.
A ce propos, une référence à la dite fatwa d'Ibn Taymiyya aurait été plus indiquée, du point de vue de l'islamologue.
D'une manière générale, Ibn Taymiyya reste très pragmatique et n'appelle pas au renversement du souverain injuste (cf. Laoust Henri, Essai sur les doctrines sociales et politiques d'Ibn Taymiyya, Le Caire, IFAO, 1939).
Merci pour vos propos sympathiques.
RépondreSupprimerVous avez raison, une citation précise de la Fatwa d'Ibn Taymiyya eut été nécessaire.
Je dois vous dire que connaissant l'Islam au titre de la géopolitique, je ne suis pas pour autant un islamologue (il y a tant de personnes qui s'autoproclament "islamologue"; je n'ai pas cette prétention).
Pour être plus précis, à ce que je puis savoir, si Taymiyya ne réclame pas la destitution du souverain injuste à proprement parler (« Soixante années d’un sultan injuste valent mieux qu’une nuit sans sultan », disait d’ailleurs Ibn Taymiyya), il est reconnu néanmoins qu'il a bel et bien promulgué un avis (fatwa) contre les Mongols, c’est la fatwa dite de Mardin (ville de la Turquie actuelle).
Il n’en demeure pas moins que cette fameuse fatwa est le point d’ancrage théologico-idéologique de nombreux mouvements islamistes radicaux ici et là, du Maroc aux Philippines, quand bien même il s’agirait (au conditionnel car je ne suis pas spécialiste) d’une interprétation hâtive et erronée de cette fatwa par ces islamistes en question.
Bien à vous. Cordialement.