Contexte
Le 14 février 2024, des élections générales se sont tenues en Indonésie. Ces élections avaient pour but d’élire non seulement le nouveau président et vice-président de la république indonésienne, mais aussi les parlementaires de l’Assemblée consultative du peuple (MPR (1)) et du Conseil des représentants régionaux (DPR (2)).
Géant de l’Asie du Sud-Est, l’Indonésie est le quatrième pays du monde par sa population (après respectivement l’Inde, la Chine et les États-Unis), avec environ 279 millions d’habitants en 2024 (3). Sa géographie est en rapport, avec un territoire s’étendant sur 2 000 kilomètres du Nord au Sud et sur 5 000 kilomètres d’Ouest en Est.
Ces élections de 2024 concernaient 204 807 222 électeurs inscrits et sur ces derniers, 168 422 011 se sont exprimés (4) dans les 823 287 bureaux de vote. Il s’agissait d’élire pas moins de 17 510 représentants locaux, 2 372 élus provinciaux, 580 membres du parlement, sans oublier bien sûr : un président et un vice-président. Notons ici que plus de la moitié de l’électorat a moins de 40 ans, induisant une mémoire politique assez récente, ce qui n’est pas sans impact sur le choix de tel ou tel candidat [A].
Dix-huit partis se présentaient aux élections nationales, mais pour être représentés à la Chambre, ils devaient gagner au moins 4 % du total des voix nationales. En 2019, vingt partis se sont présentés aux élections et seulement huit d'entre eux sont entrés à la Chambre.
Pour s’en tenir ici aux élections présidentielles de 2024, le résultat fut net : dès le premier tour, le candidat Prabowo Subianto et son vice président Gibran Rakabuming furent élus avec 58,59 % des votes. Quant au candidat sortant, Joko Widodo, il achève son deuxième et dernier mandat (5) cette année ; il fut élu la première fois en 2014 et la seconde en 2019.
Les nouveaux président et vice président ne prendront leurs fonctions respectives que le 20 Octobre 2024, après avoir prêté serment devant le MPR.
Les candidats à la présidence
Comme cela se fait en Indonésie, les trois candidats à la présidence se présentaient « en ticket » avec un vice président. Un tirage au sort attribua un numéro aux paires de candidats afin de faciliter la distinction pour les électeurs. Le ticket numéro 1 était celui d’Anies Baswedan / Muhaimin Iskandar ; le numéro 2, Prabowo Subianto / Gibran Rakabuming. Enfin, le numéro 3, Ganjar Pranowo / Mahfud MD.
Liste des paires de candidats Président et vice-président Élections générales de 2024
« Les élections sont un moyen d’intégration nationale ».
1 - Baswedan & Iskandar : « Une Indonésie juste et prospère pour tous ».
2 - Prabowo & Gibran : « Ensemble pour l'Indonésie, En avant pour une Indonésie en Or 2045 ». (le centenaire de l’Indonésie)
3 - Ganjar & Mahfud : « Un mouvement rapide pour une Indonésie supérieure ».
Il n’y a pas vraiment de clivage droite/gauche dans la politique indonésienne. Ainsi, les partis politiques s’affirment-ils plus ou moins à partir de trois éléments : le curseur national, le curseur social et le curseur islamique. Mais ce qui compte avant tout dans la politique indonésienne, c’est le compromis (6) et les coalitions d’intérêts.
Le
candidat président Anies Baswedan, 56 ans, qui mettait l’accent
avant tout sur le curseur islamique et en second lieu sur le social
et la justice, a obtenu 24,89 %. Gouverneur de Jakarta de 2017 à
2022, c’est un intellectuel, un universitaire reconnu, titulaire
d’un doctorat en sciences politiques (2005) à
la Northern Illinois University. Il fut le plus jeune recteur
d’université d’indonésien à 37 ans (Paramadina Universitas,
Jakarta). Notons qu’il fut ministre de la
Culture et de l'Éducation de 2014 à 2016. Toutefois, un
brillant universitaire ne fait pas forcément un bon homme politique
et surtout un bon candidat à la présidentielle. Ainsi, malgré ses
qualités, Anies, ayant capitalisé avant tout sur le vote
« islamique », a rebuté la majorité de l’électorat
qui regardait avec suspicion son entourage musulman conservateur et
son éventuel « agenda caché » islamique. D’aucuns ont souligné
qu’il était également le candidat de l’idéologie mondialiste
et de l’économie de marché ; le fait est qu'il est de ces happy few à avoir été remarqué par le World Economic Forum de Davos et y a même été invité. C'est d'ailleurs un Young Global Leader (7).
Anies Bawedan
Ganjar Pranowo, 55 ans, qui fut gouverneur de Java-centre de 2013 à 2023, a été également député (2004-2013) du Parti démocratique indonésien de lutte (PDI-P). Entré en politique au début des années 1990 sous le régime de l’Ordre Nouveau de Suharto (Orde Baru), il milita au sein du Mouvement National des Étudiants Indonésiens (GMNI). Il est à noter que son parti politique, le PDI-P, a de très bonnes relations avec la Chine et la Russie. Durant sa campagne électorale, Ganjar mit l’accent sur la modernité. Il était le candidat « jeune », très présent sur les réseaux sociaux, promenant son image de « bel homme » grand et souriant ainsi que son jeu d’acteur pour séduire son électorat. Sa consistance politique était assez limitée et la communication n’étant pas tout, il ne recueillit seulement que 16,47 % des votes. Il a circulé des rumeurs à son endroit, selon lesquelles, il était plutôt soutenu par l’Union Européenne.
Ganjar Pranowo (à droite) et son colistier Mahfud MD (à gauche)
Le futur président et son vice-président
Prabowo Subianto, 72 ans, a été Lieutenant-Général dans l'armée indonésienne (TNI). Sorti de l’Académie militaire en 1974, il est passé par toutes les unités d’élite de la TNI (parachutistes, forces spéciales) et a gravi tous les échelons. Il dirigea entres autres unités prestigieuses, le Commandement des Forces Spéciales (Kopassus), en 1996 et deux ans plus tard, le Commandement des réserves stratégiques (KoStrAD).
Prabowo, ayant quitté l’armée en 1998 à cause d’accusations d’atteinte aux droits humains, est devenu un homme d'affaires et ministre de la Défense sortant (2019-2024). Il est le gendre de l’ancien autocrate Suharto ; il se sépara de sa femme peu après la chute de son beau-père. Entré en politique en 2004, il n’a cessé depuis de poursuivre son rêve de devenir président du pays. Il a cofondé le parti Gerindra (Partai Gerakan Indonesia Raya) en 2008 et, en tant que président de ce parti (depuis 2014), il a fait deux candidatures infructueuses à la présidence en 2014 et 2019.
Prabowo Subianto, actuel ministre de la défense et futur président,
passant
en revue le corps des Marinir (Fusilliers Marins)
Un point intéressant le concernant, touche à ses relations avec Washington et l’armée américaine. Du temps de Suharto, Prabowo s’est rendu à de nombreuses reprises aux États-Unis afin de se former et de se perfectionner, notamment à Fort Bragg (Etat de Caroline du Nord, aujourd’hui Fort Liberty) et Fort Benning (Etat de Géorgie, aujourd’hui Fort Moore) aux techniques de guérilla, de renseignement, de contre-insurrection et des forces spéciales. Mais, alors qu’il était encore dans l’armée, aux derniers temps de sa carrière, la répression brutale des étudiants en 1998 (Trisakti Universitas, Jakarta) et la disparition d’un certain nombre d’entre eux, lui fut directement imputé. Il fut pour cette raison démis de ses fonctions, pour insubordination. C’est ainsi également qu’il fut l’objet d’une interdiction de territoire aux États-Unis, tout en conservant des liens étroits, dit-on, avec la DIA (Defense Intelligence Agency). Depuis une dizaine d’années, il est revenu en grâce à Washington et lors de sa campagne électorale, Prabowo s’est rendu de nouveau aux États-Unis. Si des critiques ont avancé qu’il était « l’homme de Washington », d’autres ont dit qu’il avait plutôt gardé une dent contre les États-Unis et que ses sourires à l’endroit du « pays phare de la démocratie » (8) n’étaient en fait que façade. Voulant bénéficier du soutien moral et financier du géant américain, il a certes fait des ronds de jambes à l’endroit de Washington mais une fois au pouvoir, Prabowo compterait bien mener une politique indépendante et nationaliste, donc hors du joug américain.
Il est a noter qu’en juin 2023, invité lors du « Dialogue de Shangri-La » à Singapour en tant que Ministre de la défense, Prabowo Subianto, a présenté « son » plan de paix au sujet de la guerre entre la Russie et l’Ukraine (9). Un plan de paix pas vraiment dans l’air du temps mondialiste. Le Ministre des affaires étrangères indonésien, Retno Marsudi, désavoua rapidement cette initiative, en déclarant que cette proposition n’était pas la position officielle du gouvernement indonésien mais qu’elle relevait d’une « initiative personnelle ». Par ailleurs, la teneur de sa proposition a conduit le ministre ukrainien de la Défense d’alors, Oleksii Reznikov - présent à ce fameux « Dialogue de Shangri-La » - à catégoriquement rejeter cette proposition de paix, déclarant que « cela ressembl[ait] davantage à un plan russe et non indonésien. (...) Nous n’avons pas besoin d’un médiateur qui fasse des propositions aussi étranges », ajoutait-il en refreinant ses propos (10).
« La défense d'un pays au XXIe siècle est déterminée par la science et la technologie. La nation indonésienne doit s'emparer de la science et de la technologie »
Prabowo
Subianto, cité dans son programme officiel. |
Le candidat vice-pésident au côté de Prabowo, Gibran Rakabuming, n’est autre que le fils de l’actuel président Joko Widodo ; Gibran est d’ailleurs l’aîné de ses trois enfants. C’est un très jeune homme politique ; il a juste 36 ans. Sa candidature fut l’objet de controverses puisqu’il n’avait pas l’âge requis de quarante ans pour se présenter. Néanmoins, par l’entremise de son père président en fonction et de la Cour Constitutionnelle (l’oncle de Gibran, Anwar Usman, en est le président), la Loi sur les élections générales a été modifiée et l’âge légal minimal pour se présenter n’est plus de 40 ans. Dans les faits, le 16 octobre 2023, la Cour constitutionnelle, par la décision n° 90/PUU-XXI/2023, a confirmé la révision des dispositions de l'article 169 lettre q au sujet des exigences concernant le président et le vice-président lors des élections générales. Ainsi, désormais, les candidats à la présidence et à la vice-présidence doivent être âgés d'au moins 40 ans... ou « occupent actuellement un poste élu lors d'élections générales ou d'élections de chefs régionaux, - notamment au DPR (la Chambre des représentants), au DPD (le Conseil représentatif régional), au DPRD (la Chambre des représentants régionaux) - ou gouverneur ou encore maire/régent ». Gibran a ainsi donc pu se lancer dans la campagne.
Gibran a fait ses études en partie à Singapour, notamment secondaire. En 2010, il obtenait son diplôme d'études supérieures du Management Development Institute of Singapore (MDIS), avec un diplôme en marketing délivré par l'Université de Bradford (Royaume Uni). Entre 2010 et 2020, Gibran était dans les affaires, ayant créé et dirigeant plusieurs sociétés prospères dans le domaine de la restauration et des services. En 2020, il entrait en politique, se présentant sous l’étiquette du PDI-P (le parti politique de son père) pour le poste de maire de Solo-Surarkarta (sur l’île de Java), élections qu’il gagna magistralement. C’est à ce moment-là que l’idée de se positionner comme candidat vice-président émergea malgré son jeune âge.
Gibran Rakabuming, maire de la ville de Solo et futur vice-président,
sur sa photo de profil WhatsApp professionnelle
Comme maire de Solo, Gibran a manifesté indéniablement des talents. Sur de nombreux points, comme la qualité de vie, le développement économique et des services, les succès furent au rendez-vous. Solo s’est ainsi démarquée de nombreuses autres villes de même taille, accroissant son attrait social-économique. Gibran a entre autre mis en œuvre, via l’application WhatsApp, une possibilité d’interpellation directe du maire lorsque les services municipaux étaient constatés défaillant ou manquant par les administrés. Ce ne fut pas un gadget car, à de nombreuses reprises, interpellé sur tel ou tel point, Gibran est intervenu immédiatement et personnellement pour remédier aux différents problèmes.
Le programme
Dans le manifeste « Vision & Mission » (Visi dan Misi) des protagonistes vainqueurs, Prabowo et Gibran ont mis en avant pas moins de dix-sept programmes prioritaires (11). De l’auto-suffisance alimentaire, à l’amélioration du système des recettes de l’État, d’une politique de réforme politique, juridique et bureaucratique, à la prévention et à l’éradication de la corruption, de la pauvreté, de la drogue ; du développement des services de santé et de leur proximité, à une politique en faveur des agriculteurs et de la préservation de l’environnement ; d’une politique du logement au développement des infrastructures, d’une politique de développement industriel au soutien aux PME ; enfin, d’une politique de renforcement et de défense de l’idéologie nationale, le Pancasila, les cinq principes fondant la république indonésienne.
Parmi les huit actions immédiates prévues, notons quelques uns : le fait « d’organiser des contrôles de santé gratuits, de réduire les cas de tuberculose de 50 % en cinq ans et de construire un hôpital complet de qualité dans chaque district ». La priorité à l’agriculture au niveau villageois, régional et national. L’augmentation des salaires des enseignants, de la Police et des militaires. La création d’une Agence nationale des recettes et l'augmentation du ratio des recettes publiques par rapport au produit intérieur brut (PIB) de 23 %.
En résumé, outre le fait de se maintenir dans la continuité du gouvernement actuellement en poste, le programme mis en avant par le futur président est cependant nettement plus nationaliste, social, traditionaliste et conservateur, tourné vers la modernité et la jeunesse. Ce dernier point n’est pas anodin puisque l’Indonésie est en forte vitalité démographique et que les investisseurs étrangers n’ont pas manqué depuis quelques années de noter également les autres atouts non négligeables de l’Indonésie, faisant de l’archipel un pays sur lequel il faudra de plus en plus compter, non seulement sur le plan régional mais mondial : espace géographique important, situation géostratégique, ressources énergétiques, agricoles, minières, halieutiques importantes, augmentation du niveau moyen d'instruction.
Le président Joko Widodo (à gauche), en compagnie du Gouverneur de Kalimantan oriental (KalTim) Isran Noor en 2019,
sur le site de la future capitale indonésienne, Nusantara *.
Perspectives
Prabowo Subianto aura une tâche ardue pour garder son cap et mettre en œuvre son programme. Outre les influences étrangères qu’il lui faudra affronter et éviter afin de conduire et maintenir l’Indonésie sur la voie de l’indépendance et conserver sa politique étrangère traditionnelle « libre et active » (Bebas dan aktif) (12), les efforts de Prabowo devront aussi et avant tout porter sur son habileté à fédérer auprès des partis qui ne sont pas actuellement alignés sur lui ; un de ces moyens résidera dans la façon dont il répartira les postes ministériels. Le parti politique le plus difficile à circonvenir sera incontestablement le PDI-P, le Parti démocratique indonésien de lutte, bien représenté aux parlement (MPR et DPR). La stabilité de la prochaine administration dépendra ainsi de la capacité de Prabowo à gérer les intérêts concurrents des partis de sa coalition.
Une question qui se pose avec cette nouvelle présidence sera également l’attitude de l’Indonésie vis-à-vis des BRICS. Si l’archipel à une légitime vocation à intégrer ce groupe de pays en pleine expansion, s'il a pleinement conscience de son rôle pivot, il reste que l’Indonésie a toujours refusé la logique des blocs. C’est la raison pour laquelle Prabowo reste jusqu’à présent plutôt prudent - comme l’actuel président Jokowi - sur l’adhésion aux BRICS, quand bien même ce regroupement de pays est regardé à Jakarta plutôt avec une sympathie a priori. Lors du 15ème sommet des BRICS qui s'est tenu à Johannesburg du 22 au 24 août 2023, les propos de Joko Widodo ont été très remarqués. Malgré son statut d'invité (non de membre de l'organisation des BRICS), Jokowi a clairement dit qu'il n'était pas là en tant que spectateur ; il a non seulement affirmé le rôle moteur de son pays et la place que celui-ci veut tenir dans ces rencontres internationales, mais il a encore rappelé la conception que l'Indonésie avait des relations internationales (13).
L’Indonésie, dans sa tradition politique internationale de neutralité et d’indépendance - on se rappelle que la conférence des futurs pays non alignés s’est tenue à Bandung en 1955, à l’initiative du Président indonésien Sukarno - ne veut en aucun cas entrer dans une coalition qui se constituerait ou s’instituerait « contre » une autre existante, quelle qu’elle soit. Mais si ce regroupement de pays, parmi les plus importants du monde, les BRICS+, conserve à moyen terme son apolitisme et sa neutralité (non ingérence dans les affaires intérieures de ses membres), se concentrant uniquement sur le développement des relations économiques et la mise en place d’une nouvelle organisation financière internationale hors hegemon américain (hors système SWIFT et dans un processus de dédollarisation des échanges), alors l’Indonésie pourrait intégrer les BRICS, devenant un des pays majeurs de cette organisation intergouvernementale.
« Avoir un millier d'amis n'est pas suffisant, alors qu'avoir un ennemi est un de trop », déclarait Prabowo Subianto au stade Istora Sports de Jakarta, le 7 janvier 2024 (14).
Le futur président de la République d’Indonésie, Prabowo Subianto et son vice-président, Gibran Rakabumi
* Nusantara, future capitale de l'Indonésie, située plus ou moins au centre géographique de l'archipel, dans la forêt primaire de l'île de Bornéo, non loin des villes de Balikpapan et de Samarinda. Les travaux ont déjà bien avancé et les premiers fonctionnaires d'Etat devraient s'y installer dès cette année. La fin des travaux est prévue, au plus tard, pour 2045, date du centenaire de la République indonésienne.
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