Paru dans RMS (Revue Militaire Suisse), n°5, Mai 1995, pp. 16-22.
Le colonel Sassi a accepté de nous expliquer ses expériences d'homme de terrain spécialiste de la guérilla: engagé pendant la Seconde Guerre mondiale en Europe dans le Special Operation Executive (SOE), il sert ensuite dans le Service Action français et combat les Japonais dans la jungle laotienne. Au début des années 1950, il devient chef de commandos au célèbre 11ème Choc, avant de travailler comme chef de maquis en Indochine, entre 1953 et 1955. Après diverses autres affectations, il quitte l'armée en 1971.
RMS: Au cours de votre longue carrière, vous avez pratiqué la guérilla. Y aviez-vous été préparé? Peut-on l'être vraiment?
Jean Sassi : J'ai fait la campagne de 1939-1940; avec mon unité, j'ai reflué de Charleville jusqu'à la Loire. Là, nous avons subi plusieurs dizaines d'attaques aériennes allemandes. Je restais persuadé que nous aurions pu arrêter l'invasion si nous avions disposé d'un millier de parachutistes qui seraient intervenus dans les espaces qui séparaient le gros des forces de la Wehrmacht et leurs avant-gardes. Celles-ci, qui ne recevaient ni carburant ni ravitaillement de leur organisation logistique, continuaient malgré tout d'avancer, parce qu'elles trouvaient tout ce qu'il leur fallait dans nos dépôts. J'imaginais à l'époque que quelques milliers de soldats français bien entraînés à la guérilla auraient pu stopper et détruire les unités avancées allemandes qui déboulaient sans disposer d'un véritable soutien. Personne n'y avait pensé; c'était pourtant à la portée de nos fusils-mitrailleurs et même de nos revolvers.
La guérilla s'apprend, mais l'essentiel est de vouloir se battre de cette façon-là. Il faut la foi, l'habitude de survivre, du courage, de la hargne, de l'obstination et de la générosité. Il faut s'entraîner, pas tellement pour développer ces qualités, mais surtout pour les faire durer. On croit au début que tout est simple... Je sais aujourd'hui que pour faire un bon guérilleros, il faut des qualités, mais pas des «qualités d'assassin».
Les Occidentaux ne sont pas des barbares qui utilisent n'importe quels moyens. Je pourrais affirmer que les hommes qui mènent la guérilla sont des chevaliers, réveillés un beau matin par de durs problèmes et qui cherchent, quoi qu'il arrive, à rester des chevaliers. La guérilla, pour nous, est à base d'idéal. Nous n'avions aucun intérêt matériel à faire de la guérilla. Il n'y a pas d'argent et jamais de confort. Au contraire, car on est toujours oublié par ses supérieurs, et personne ne saura que vous êtes courageux. Les décorations, on les donne surtout dans les états-majors. Ce qu'il faut savoir de la guérilla, c'est que vous êtes seul et que personne ne vous donne des ordres; il faut tout créer soi-même.
Tout est foncièrement différent lorsque l'on se trouve incorporé, par exemple dans les parachutistes. Dans ces formations, l'enthousiasme, une certaine euphorie règnent, parce qu'on est ensemble ! Le parachutiste se sait protégé, surveillé; il est heureux de se battre parce qu'il le fait devant ses copains, sûr d'être toujours aidé par les officiers, les sous-officiers et les camarades. Il sait qu'il ne mourra pas sans laisser de traces et de souvenirs. Vu la présence des copains et des supérieurs qui le jugent, il ne se permet pas de pleurer, de crier, de se laisser aller.
En revanche, un homme de la guérilla, qui reste un solitaire et un inconnu, peut le faire. Son action reste toujours éphémère. Personne ne saura pourquoi ou comment il est mort: rien de plus triste pour un soldat que de mourir dans l'anonymat. Pour le guérilleros, l'ennemi, ce n'est pas seulement celui qui pointe une arme contre lui, c'est l'animal féroce, la sangsue, les moustiques, également le pauvre bougre du coin qui a peur et qui peut le blesser avec une arme de fortune.
Nous étions une fois, trois officiers parachutistes largués pour monter des maquis, faire du sabotage, du renseignement, pour instruire les populations, les administrer. En fait, nous étions seuls; l'équipe avait beau comprendre trois personnes, mais vingt-quatre heures sur vingt-quatre, nous étions seuls.
RM S: A quoi sert la guérilla?
Jean Sassi : Grâce à la guérilla, on fait en sorte que, tôt ou tard, on puisse occuper le terrain. Au départ, elle est souterraine; on agit clandestinement jusqu'au jour où on peut apparaître officiellement, avec ou sans uniforme, pour combattre un ennemi qui, lui, se trouve en uniforme. Il s'agit de l'anéantir ou de le bouter hors du territoire. Dans la guérilla, le combat vise à l'anéantissement, il n'y a pas de prisonniers... Dans nos centres de formations, on ne parlait jamais de prisonniers, car nos instructeurs estimaient que nous étions assez grands pour savoir ce que nous devions faire des prisonniers. Il faut admettre certaines choses quand on est guérilleros.
Beaucoup d'individus ne sont pas faits pour ce genre de guerre qui exige que l'on se batte sans grands moyens, malgré des risques graves qui restent toujours inconnus: il leur faut la discipline, les ordres, l'uniforme. Ils ne se sentent pas assez forts seuls.
RMS: Dans quelle mesure la guérilla doit-elle être menée par des «spéciaux» et non par des militaires «réguliers»?
Jean Sassi : II faut d'abord que des militaires acceptent ce genre de mission, c'est un préalable, mais un cadre n'est pas forcément fait pour la guérilla. Il peut sortir d'écoles où on lui a appris beaucoup de choses, encore faut-il qu'il ait les qualités adéquates. Ce que vous appelez les «spéciaux», ce sont en fait des militaires qui ont été sélectionnés parce qu'ils aiment le travail en solitaire, qu'ils savent survivre avec ce dont ils disposent sur place et prendre des initiatives. Ce sont des hommes qui n'accordent d'importance qu'à ce qui peut leur être utile dans le cadre de la guérilla. Il ne faut pas faire trop de distinctions entre «spéciaux» et militaires.
RMS: Lors de la Seconde Guerre mondiale, vous faisiez partie des Jedburghs. Etait-ce une formation convenable à la guérilla?
Jean Sassi : La guérilla ne s'apprend pas. C'est un ensemble d'événements qui se succèdent ou se cumulent et qui posent des problèmes qu'il faut résoudre. Chez les Jedburgh, nous avons été formés très durement pendant quatre mois, mais uniquement dans la spécialisation qui permet de se satisfaire de ses connaissances, des notions absolument nécessaires qu'on n'apprend nulle part ailleurs. Par exemple, manier des populations, les guider, faire du sabotage, manier les explosifs, les différentes armes, s'orienter de manière non conventionnelle, de jour comme de nuit.
Les instructeurs mettent à disposition ce dont on a besoin pour une mission. En fin de formation, ils nous ont conduits dans un immense hangar, une véritable caverne d'Ali Baba qui contenait tous les matériels et les armes imaginables. Avant le départ pour la mission qui couronnait notre école, sachant très bien que nous ne pouvions tout emporter, ils nous ont laissés choisir tout ce que nous pensions nécessaire. Une fois le choix effectué, nous recevions un sac à dos dans lequel se trouvait déjà un poste de radio. On le remplissait tant bien que mal avec ce que nous avions choisi. On nous avertissait alors que partirions à pied. Au bout de cinq kilomètres, la plupart ne pouvaient plus avancer. Les instructeurs nous arrêtaient et nous disaient: «Maintenant, faites un tri, car vous avez encore des kilomètres à faire...» Peu à peu, on liquidait presque tout.
A cours de notre formation Jedburgh, nous n'avons pas abordé tous les aspects de la guérilla; nous ne recevions qu'une formation de base.
RMS: Vous êtes passé par les écoles britanniques; qu'est-ce que l'armée britannique avait de plus que l'armée française?
Jean Sassi : En Indochine, nous n'avons pas créé d'écoles de guérilla comme il en existait aux Indes, pour la bonne raison que notre armée d'Indochine se trouvait sous le joug japonais. Pourtant, les Britanniques ont exploité leur longue expérience qui remonte aux guerres contre Napoléon Ier. La guérilla cherche à affaiblir l'ennemi, à le neutraliser par n'importe quels moyens, compte tenu des limites propres aux Occidentaux; elle consiste à trouver le procédé de combat, même le plus élémentaire, qui n'est pas utilisé par l'ennemi.
RMS: Dans ce type de guerre, les hommes comptent-ils plus que le matériel?
Jean Sassi : Le matériel sans les hommes ne vaut rien. Tenant compte de ma longue expérience, je peux dire que le matériel n'est jamais l'essentiel. Bien sûr, pour la guérilla, du matériel statique est impensable, sauf dans une base arrière. Mais la question primordiale doit être posée différemment. En tant qu'objectifs, nos adversaires sont-ils plus importants que leurs matériels? On ne va pas envoyer des gens faire de la guérilla pour casser du matériel si celui-ci se remplace rapidement. En revanche, la destruction d'un PC, état-major compris, est une perte irrémédiable. Il vaut mieux supprimer le pilote que son avion.
Dans certains cas, la situation amènera à laisser l'homme de garde en vie et à empoisonner le tas de riz qu'il surveille, ce qui empêchera de nombreux ennemis de remplir leur mission. Si l'on se trouve en face de cent personnes et d'un fusil, il faut s'occuper de l'arme.
Les Allemands avaient compris ce principe pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils menaient d'une manière absolument permanente la chasse aux transmetteurs radio. Dans la mesure où ils neutralisaient un radio, c'était un nombre important de partisans qui n'étaient plus ravitaillés et armés, tandis que Londres ne recevait plus de renseignements.
Le partisan ne doit jamais se tromper dans le choix de ses objectifs. En France, pendant l'Occupation, nous avons dû stopper un grand nombre de FFI qui partaient avec des pains de plastic pour faire sauter n'importe quoi, par exemple, le transformateur qui assurait l'éclairage de leur village ou de leur groupe, un lampadaire, une route sans importance, un pont inutile pour les Allemands mais indispensable pour la résistance !
Ceux qui encadrent la guérilla doivent être sous les ordres directs d'un commandement du plus haut échelon; sauf cas exceptionnel, ils ne travaillent que pour lui, non pour les forces régulières amies qui se trouvent dans la région. Il ne faudrait pas que le haut commandement oublie d'activer les maquis comme il l'a fait avant, pendant et après Dien Bien Phu en Indochine. En revanche, on ne peut faire participer la guérilla à des opérations de grandes unités régulières; au minimum il faudrait leur donner des objectifs différents.
J'ai participé en Indochine à des opérations avec les militaires réguliers où l'on me demandait de fournir des coolies pour les transports de matériel. J'ai refusé, car, si on avait assimilé mes partisans à des coolies, il n'y aurait plus eu de partisans. Ceux-ci ne marchent que s'ils se savent respectés. On peut les faire combattre sans les payer, sans leur donner de galons supplémentaires ou de décorations, mais en aucun cas, il ne faudrait les prendre pour de la main-d'œuvre gratuite.
Parachutés au Laos, nous devions trouver des volontaires. Il fallait donc apparaître sous un jour favorable, avoir des armes, représenter quelque chose. Surtout, les autochtones devaient accepter notre venue, car on ne fait pas de guérilla si les gens du coin ne le veulent pas.
RMS: Une image a été utilisée pour symboliser la guérilla, celle du tigre qui vient à bout de l'éléphant en l'agressant sans cesse à coups de griffes, ce qui le fait saigner, l'affaiblit et, à terme, le fait mourir. Qu'en pensez-vous?
Jean Sassi : C'est une image, mais il me semble qu'une autre serait plus appropriée, celle du termite. Vous entrez dans une maison qui semble en bon état, mais qui s'écroule brusquement, car les termites ont fait leur travail. Par rapport aux coups de griffes du tigre, cela ne se voit pas ou alors il est trop tard.
Il y a quelque chose que je disais toujours à mes guérilleros et qu'il faut admettre: tuer l'ennemi quand il est en position de faiblesse. Le tuer lorsqu'il mange, qu'il dort, qu'il fait ses besoins, qu'il se lave ou qu'il fait l'amour, pas quand il tient une arme à la main. Un guérilleros est un capital précieux qu'il faut préserver le plus possible. On limite donc les risques et on s'attaque à l'ennemi quand il se trouve sans armes. Il n'y a pas de faible ou de fort dans une telle guerre: il y a celui qui détruit l'autre.
Les principes de la guérilla sont les mêmes partout, mais on se trouve toujours obligé d'appliquer et d'adapter ce que l'on sait. Parmi ces principes, il doit y avoir l'acceptation totale de la mission. En Indochine, je n'ai pas hésité à me faire arracher des dents pour ne pas avoir de problèmes sur place. J'en connais qui se sont fait enlever l'appendicite avant le départ...
Certains de mes camarades ont refusé de sauter en Extrême-Orient: ils n'avaient pas accepté dans sa totalité une telle mission. Pour eux, elle était suicidaire. D'autres avaient de bonnes raisons de ne pas y aller: l'un d'eux était père de huit enfants. Moi, j'étais célibataire, mais j'avais les mêmes appétits que les autres, j'avais des parents que j'adorais, des amis, mais j'acceptais les risques d'une telle mission.
RMS: Pensez-vous que l'armée française a su tirer profit des possibilités de la guérilla?
Jean Sassi : Malheureusement non. Dès 1944, ceux qui avaient accepté de faire de la guérilla, les partisans, les FFI ont été incorporés dans des unités régulières, puis, du jour au lendemain, on leur a dit qu'on n'avait plus besoin d'eux et qu'ils devaient rentrer à la maison. En ce qui me concerne, j'ai été nommé instructeur radio à Saint-Maixent après mon séjour en Indochine, bien que j'aie fait des pieds et des mains pour être affecté au 11ème Choc, alors que la guerre d'Algérie commençait.
Dans ce conflit, on a bien essayé de monter des maquis, mais c'étaient des tentatives venues de la base qui n'ont pas marché, pour qu'une guerre de partisans ait des résultats, il faut que le commandement l'accepte, la pense et soit pénétré de son importance. S'il ne considère pas la guérilla au même titre que l'armée régulière, il ferait mieux de ne pas se lancer dans ce genre de guerre.
Notre commandement n'a pas pensé suffisamment la guérilla; ce n'était pas une spécialité «honorable», dans le sens où il n'y avait pas de galons, pas de décorations, pas de primes à gagner. Le renseignement et l'action ont toujours été les parents pauvres dans notre pays. Effectivement, il y a danger quand on donne trop de pouvoirs à de tels services. Ceux qui en font partie, plus agressifs et résolus que les autres inquiètent...
RMS: Au vu de vos expériences, quel devrait être l'importance de la guérilla dans l'enseignement militaire actuel?
Jean Sassi : On doit en parler, car c'est une forme de guerre tout à fait actuelle. En France, ce ne semble pas être le cas; on a réservé cette instruction à certaines écoles spécialisées de Renseignement-Action et du 11ème Choc, ce qui m'apparaît insuffisant. La guérilla devrait être reconnue comme un moyen tout à fait honorable par ceux qui sortent de Saint-Cyr ou de Polytechnique, bref par tous ceux qui font carrière dans l'armée. Elle ne devrait pas être considérée comme le domaine réservé de spécialistes dont on se méfie. Aux Etats-Unis, les Bérets verts, les Forces spéciales sont mieux reconnues que chez nous.
Propos recueillis par Philippe Raggi.
Le colonel Sassi a accepté de nous expliquer ses expériences d'homme de terrain spécialiste de la guérilla: engagé pendant la Seconde Guerre mondiale en Europe dans le Special Operation Executive (SOE), il sert ensuite dans le Service Action français et combat les Japonais dans la jungle laotienne. Au début des années 1950, il devient chef de commandos au célèbre 11ème Choc, avant de travailler comme chef de maquis en Indochine, entre 1953 et 1955. Après diverses autres affectations, il quitte l'armée en 1971.
RMS: Au cours de votre longue carrière, vous avez pratiqué la guérilla. Y aviez-vous été préparé? Peut-on l'être vraiment?
Jean Sassi : J'ai fait la campagne de 1939-1940; avec mon unité, j'ai reflué de Charleville jusqu'à la Loire. Là, nous avons subi plusieurs dizaines d'attaques aériennes allemandes. Je restais persuadé que nous aurions pu arrêter l'invasion si nous avions disposé d'un millier de parachutistes qui seraient intervenus dans les espaces qui séparaient le gros des forces de la Wehrmacht et leurs avant-gardes. Celles-ci, qui ne recevaient ni carburant ni ravitaillement de leur organisation logistique, continuaient malgré tout d'avancer, parce qu'elles trouvaient tout ce qu'il leur fallait dans nos dépôts. J'imaginais à l'époque que quelques milliers de soldats français bien entraînés à la guérilla auraient pu stopper et détruire les unités avancées allemandes qui déboulaient sans disposer d'un véritable soutien. Personne n'y avait pensé; c'était pourtant à la portée de nos fusils-mitrailleurs et même de nos revolvers.
La guérilla s'apprend, mais l'essentiel est de vouloir se battre de cette façon-là. Il faut la foi, l'habitude de survivre, du courage, de la hargne, de l'obstination et de la générosité. Il faut s'entraîner, pas tellement pour développer ces qualités, mais surtout pour les faire durer. On croit au début que tout est simple... Je sais aujourd'hui que pour faire un bon guérilleros, il faut des qualités, mais pas des «qualités d'assassin».
Les Occidentaux ne sont pas des barbares qui utilisent n'importe quels moyens. Je pourrais affirmer que les hommes qui mènent la guérilla sont des chevaliers, réveillés un beau matin par de durs problèmes et qui cherchent, quoi qu'il arrive, à rester des chevaliers. La guérilla, pour nous, est à base d'idéal. Nous n'avions aucun intérêt matériel à faire de la guérilla. Il n'y a pas d'argent et jamais de confort. Au contraire, car on est toujours oublié par ses supérieurs, et personne ne saura que vous êtes courageux. Les décorations, on les donne surtout dans les états-majors. Ce qu'il faut savoir de la guérilla, c'est que vous êtes seul et que personne ne vous donne des ordres; il faut tout créer soi-même.
Tout est foncièrement différent lorsque l'on se trouve incorporé, par exemple dans les parachutistes. Dans ces formations, l'enthousiasme, une certaine euphorie règnent, parce qu'on est ensemble ! Le parachutiste se sait protégé, surveillé; il est heureux de se battre parce qu'il le fait devant ses copains, sûr d'être toujours aidé par les officiers, les sous-officiers et les camarades. Il sait qu'il ne mourra pas sans laisser de traces et de souvenirs. Vu la présence des copains et des supérieurs qui le jugent, il ne se permet pas de pleurer, de crier, de se laisser aller.
En revanche, un homme de la guérilla, qui reste un solitaire et un inconnu, peut le faire. Son action reste toujours éphémère. Personne ne saura pourquoi ou comment il est mort: rien de plus triste pour un soldat que de mourir dans l'anonymat. Pour le guérilleros, l'ennemi, ce n'est pas seulement celui qui pointe une arme contre lui, c'est l'animal féroce, la sangsue, les moustiques, également le pauvre bougre du coin qui a peur et qui peut le blesser avec une arme de fortune.
Nous étions une fois, trois officiers parachutistes largués pour monter des maquis, faire du sabotage, du renseignement, pour instruire les populations, les administrer. En fait, nous étions seuls; l'équipe avait beau comprendre trois personnes, mais vingt-quatre heures sur vingt-quatre, nous étions seuls.
RM S: A quoi sert la guérilla?
Jean Sassi : Grâce à la guérilla, on fait en sorte que, tôt ou tard, on puisse occuper le terrain. Au départ, elle est souterraine; on agit clandestinement jusqu'au jour où on peut apparaître officiellement, avec ou sans uniforme, pour combattre un ennemi qui, lui, se trouve en uniforme. Il s'agit de l'anéantir ou de le bouter hors du territoire. Dans la guérilla, le combat vise à l'anéantissement, il n'y a pas de prisonniers... Dans nos centres de formations, on ne parlait jamais de prisonniers, car nos instructeurs estimaient que nous étions assez grands pour savoir ce que nous devions faire des prisonniers. Il faut admettre certaines choses quand on est guérilleros.
Beaucoup d'individus ne sont pas faits pour ce genre de guerre qui exige que l'on se batte sans grands moyens, malgré des risques graves qui restent toujours inconnus: il leur faut la discipline, les ordres, l'uniforme. Ils ne se sentent pas assez forts seuls.
RMS: Dans quelle mesure la guérilla doit-elle être menée par des «spéciaux» et non par des militaires «réguliers»?
Jean Sassi : II faut d'abord que des militaires acceptent ce genre de mission, c'est un préalable, mais un cadre n'est pas forcément fait pour la guérilla. Il peut sortir d'écoles où on lui a appris beaucoup de choses, encore faut-il qu'il ait les qualités adéquates. Ce que vous appelez les «spéciaux», ce sont en fait des militaires qui ont été sélectionnés parce qu'ils aiment le travail en solitaire, qu'ils savent survivre avec ce dont ils disposent sur place et prendre des initiatives. Ce sont des hommes qui n'accordent d'importance qu'à ce qui peut leur être utile dans le cadre de la guérilla. Il ne faut pas faire trop de distinctions entre «spéciaux» et militaires.
RMS: Lors de la Seconde Guerre mondiale, vous faisiez partie des Jedburghs. Etait-ce une formation convenable à la guérilla?
Jean Sassi : La guérilla ne s'apprend pas. C'est un ensemble d'événements qui se succèdent ou se cumulent et qui posent des problèmes qu'il faut résoudre. Chez les Jedburgh, nous avons été formés très durement pendant quatre mois, mais uniquement dans la spécialisation qui permet de se satisfaire de ses connaissances, des notions absolument nécessaires qu'on n'apprend nulle part ailleurs. Par exemple, manier des populations, les guider, faire du sabotage, manier les explosifs, les différentes armes, s'orienter de manière non conventionnelle, de jour comme de nuit.
Les instructeurs mettent à disposition ce dont on a besoin pour une mission. En fin de formation, ils nous ont conduits dans un immense hangar, une véritable caverne d'Ali Baba qui contenait tous les matériels et les armes imaginables. Avant le départ pour la mission qui couronnait notre école, sachant très bien que nous ne pouvions tout emporter, ils nous ont laissés choisir tout ce que nous pensions nécessaire. Une fois le choix effectué, nous recevions un sac à dos dans lequel se trouvait déjà un poste de radio. On le remplissait tant bien que mal avec ce que nous avions choisi. On nous avertissait alors que partirions à pied. Au bout de cinq kilomètres, la plupart ne pouvaient plus avancer. Les instructeurs nous arrêtaient et nous disaient: «Maintenant, faites un tri, car vous avez encore des kilomètres à faire...» Peu à peu, on liquidait presque tout.
A cours de notre formation Jedburgh, nous n'avons pas abordé tous les aspects de la guérilla; nous ne recevions qu'une formation de base.
RMS: Vous êtes passé par les écoles britanniques; qu'est-ce que l'armée britannique avait de plus que l'armée française?
Jean Sassi : En Indochine, nous n'avons pas créé d'écoles de guérilla comme il en existait aux Indes, pour la bonne raison que notre armée d'Indochine se trouvait sous le joug japonais. Pourtant, les Britanniques ont exploité leur longue expérience qui remonte aux guerres contre Napoléon Ier. La guérilla cherche à affaiblir l'ennemi, à le neutraliser par n'importe quels moyens, compte tenu des limites propres aux Occidentaux; elle consiste à trouver le procédé de combat, même le plus élémentaire, qui n'est pas utilisé par l'ennemi.
RMS: Dans ce type de guerre, les hommes comptent-ils plus que le matériel?
Jean Sassi : Le matériel sans les hommes ne vaut rien. Tenant compte de ma longue expérience, je peux dire que le matériel n'est jamais l'essentiel. Bien sûr, pour la guérilla, du matériel statique est impensable, sauf dans une base arrière. Mais la question primordiale doit être posée différemment. En tant qu'objectifs, nos adversaires sont-ils plus importants que leurs matériels? On ne va pas envoyer des gens faire de la guérilla pour casser du matériel si celui-ci se remplace rapidement. En revanche, la destruction d'un PC, état-major compris, est une perte irrémédiable. Il vaut mieux supprimer le pilote que son avion.
Dans certains cas, la situation amènera à laisser l'homme de garde en vie et à empoisonner le tas de riz qu'il surveille, ce qui empêchera de nombreux ennemis de remplir leur mission. Si l'on se trouve en face de cent personnes et d'un fusil, il faut s'occuper de l'arme.
Les Allemands avaient compris ce principe pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils menaient d'une manière absolument permanente la chasse aux transmetteurs radio. Dans la mesure où ils neutralisaient un radio, c'était un nombre important de partisans qui n'étaient plus ravitaillés et armés, tandis que Londres ne recevait plus de renseignements.
Le partisan ne doit jamais se tromper dans le choix de ses objectifs. En France, pendant l'Occupation, nous avons dû stopper un grand nombre de FFI qui partaient avec des pains de plastic pour faire sauter n'importe quoi, par exemple, le transformateur qui assurait l'éclairage de leur village ou de leur groupe, un lampadaire, une route sans importance, un pont inutile pour les Allemands mais indispensable pour la résistance !
Ceux qui encadrent la guérilla doivent être sous les ordres directs d'un commandement du plus haut échelon; sauf cas exceptionnel, ils ne travaillent que pour lui, non pour les forces régulières amies qui se trouvent dans la région. Il ne faudrait pas que le haut commandement oublie d'activer les maquis comme il l'a fait avant, pendant et après Dien Bien Phu en Indochine. En revanche, on ne peut faire participer la guérilla à des opérations de grandes unités régulières; au minimum il faudrait leur donner des objectifs différents.
J'ai participé en Indochine à des opérations avec les militaires réguliers où l'on me demandait de fournir des coolies pour les transports de matériel. J'ai refusé, car, si on avait assimilé mes partisans à des coolies, il n'y aurait plus eu de partisans. Ceux-ci ne marchent que s'ils se savent respectés. On peut les faire combattre sans les payer, sans leur donner de galons supplémentaires ou de décorations, mais en aucun cas, il ne faudrait les prendre pour de la main-d'œuvre gratuite.
Parachutés au Laos, nous devions trouver des volontaires. Il fallait donc apparaître sous un jour favorable, avoir des armes, représenter quelque chose. Surtout, les autochtones devaient accepter notre venue, car on ne fait pas de guérilla si les gens du coin ne le veulent pas.
RMS: Une image a été utilisée pour symboliser la guérilla, celle du tigre qui vient à bout de l'éléphant en l'agressant sans cesse à coups de griffes, ce qui le fait saigner, l'affaiblit et, à terme, le fait mourir. Qu'en pensez-vous?
Jean Sassi : C'est une image, mais il me semble qu'une autre serait plus appropriée, celle du termite. Vous entrez dans une maison qui semble en bon état, mais qui s'écroule brusquement, car les termites ont fait leur travail. Par rapport aux coups de griffes du tigre, cela ne se voit pas ou alors il est trop tard.
Il y a quelque chose que je disais toujours à mes guérilleros et qu'il faut admettre: tuer l'ennemi quand il est en position de faiblesse. Le tuer lorsqu'il mange, qu'il dort, qu'il fait ses besoins, qu'il se lave ou qu'il fait l'amour, pas quand il tient une arme à la main. Un guérilleros est un capital précieux qu'il faut préserver le plus possible. On limite donc les risques et on s'attaque à l'ennemi quand il se trouve sans armes. Il n'y a pas de faible ou de fort dans une telle guerre: il y a celui qui détruit l'autre.
Les principes de la guérilla sont les mêmes partout, mais on se trouve toujours obligé d'appliquer et d'adapter ce que l'on sait. Parmi ces principes, il doit y avoir l'acceptation totale de la mission. En Indochine, je n'ai pas hésité à me faire arracher des dents pour ne pas avoir de problèmes sur place. J'en connais qui se sont fait enlever l'appendicite avant le départ...
Certains de mes camarades ont refusé de sauter en Extrême-Orient: ils n'avaient pas accepté dans sa totalité une telle mission. Pour eux, elle était suicidaire. D'autres avaient de bonnes raisons de ne pas y aller: l'un d'eux était père de huit enfants. Moi, j'étais célibataire, mais j'avais les mêmes appétits que les autres, j'avais des parents que j'adorais, des amis, mais j'acceptais les risques d'une telle mission.
RMS: Pensez-vous que l'armée française a su tirer profit des possibilités de la guérilla?
Jean Sassi : Malheureusement non. Dès 1944, ceux qui avaient accepté de faire de la guérilla, les partisans, les FFI ont été incorporés dans des unités régulières, puis, du jour au lendemain, on leur a dit qu'on n'avait plus besoin d'eux et qu'ils devaient rentrer à la maison. En ce qui me concerne, j'ai été nommé instructeur radio à Saint-Maixent après mon séjour en Indochine, bien que j'aie fait des pieds et des mains pour être affecté au 11ème Choc, alors que la guerre d'Algérie commençait.
Dans ce conflit, on a bien essayé de monter des maquis, mais c'étaient des tentatives venues de la base qui n'ont pas marché, pour qu'une guerre de partisans ait des résultats, il faut que le commandement l'accepte, la pense et soit pénétré de son importance. S'il ne considère pas la guérilla au même titre que l'armée régulière, il ferait mieux de ne pas se lancer dans ce genre de guerre.
Notre commandement n'a pas pensé suffisamment la guérilla; ce n'était pas une spécialité «honorable», dans le sens où il n'y avait pas de galons, pas de décorations, pas de primes à gagner. Le renseignement et l'action ont toujours été les parents pauvres dans notre pays. Effectivement, il y a danger quand on donne trop de pouvoirs à de tels services. Ceux qui en font partie, plus agressifs et résolus que les autres inquiètent...
RMS: Au vu de vos expériences, quel devrait être l'importance de la guérilla dans l'enseignement militaire actuel?
Jean Sassi : On doit en parler, car c'est une forme de guerre tout à fait actuelle. En France, ce ne semble pas être le cas; on a réservé cette instruction à certaines écoles spécialisées de Renseignement-Action et du 11ème Choc, ce qui m'apparaît insuffisant. La guérilla devrait être reconnue comme un moyen tout à fait honorable par ceux qui sortent de Saint-Cyr ou de Polytechnique, bref par tous ceux qui font carrière dans l'armée. Elle ne devrait pas être considérée comme le domaine réservé de spécialistes dont on se méfie. Aux Etats-Unis, les Bérets verts, les Forces spéciales sont mieux reconnues que chez nous.
Propos recueillis par Philippe Raggi.
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