17 décembre 2008

Pour les Etats-Unis, l'enfer, c'est le reste du monde.

(04 mars 2003)

Depuis des décennies, les Etats-Unis ont développé une vision du monde centrée autour de leurs propres ambitions. Mais le reste du monde multipolaire ne peut partager une conception qui lui assigne un rôle accessoire, et qui exige une altérité et une adversité pour maintenir l'unité américaine.

Il faut que la Maison Blanche veille au respect légitime de la primauté américaine sur l'Eurasie car les objectifs des USA sont généreux (sic); c'est ainsi que s'exprime Zbigniew Brzezinski dans son célèbre ouvrage[1]. Dans cette logique implacable, défier l’Amérique reviendrait à agir contre « les intérêts fondamentaux de l’humanité » ajoute cet auteur membre de la Trilatérale, membre du Bidelberg Group, ancien conseiller à la sécurité de la présidence des Etats-Unis, expert fort écouté du Center for Strategic and International Studies, membre du très influent Counsil on Foreign Relations (CFR) et professeur à la Johns Hopkins University .

Cette vison du monde si unilatérale et cynique, n’est pas l’apanage du seul Brzezinski. Ainsi, d’autres auteurs et penseurs – plus ou moins habiles, il faut le dire – ont développé de tels propos. Citons George Kennan, Robert Strausz-Hupé, Dean Acheson, et pour les plus récents : Charles Krauthammer, Robert Kagan, Donald H. Rumsfeld, sans oublier Francis Fukuyama ainsi qu'un des plus médiatiques : Samuel P. Huntington. Ce dernier - on s’en souvient - fit connaître sa conception du monde en publiant un article dans le magazine américain Foreign Affairs puis un ouvrage aujourd’hui mondialement connu : « Le choc des civilisations »[2]. La thèse d’Huntington, simple, simpliste pourrait-on dire même, réside dans son approche originale du monde d’aujourd’hui et des conflits de demain ; nous sommes, dit-il, confrontés à une nouvelle structure organisationnelle du monde, laquelle n’est plus idéologique, politique, ou économique, mais culturelle et civilisationnelle. Toujours dans cette perspective, les Etats-Unis se réservent bien entendu une place de choix : ils sont le « pays phare » du bloc civilisationnel occidental. Sans aller plus loin, disons que la thèse huntingtonienne comme d’ailleurs les discours et études issus de la Rand Corporation, de la Heritage Foundation, de la Brookings Institution, etc, « modèlent » le monde (shape the world, pour reprendre le mot de l'ancien président des Etats-Unis, William Clinton). Et si ces discours américains ne sont pas univoques, force est de constater que cette modélisation se fait toujours à l’aune des seuls intérêts américains et de sa tradition puritaine, messianique.

Que retenir de ces différentes visions du monde américaines ? Premièrement que les américains pensent le monde, car produire un discours sur le monde, c’est d’abord percevoir celui-ci, l’analyser et donc le penser. Secundo, que leur pensée est proprement originale. L’analyse américaine n’est pas et ne pourrait être celle que pourrait produire des français, des européens, des africains ou des asiatiques ; l’on pense effectivement toujours à partir de son histoire, de sa tradition, de sa singularité. Tertio, qu’il ne s’agit pas de ratiocinations purement gratuites et futiles. Contrairement aux réflexions d’un grand nombre de nos intellectuels en France ou en Europe, lesquels sont souvent de purs jeux d’esprit, il faut reconnaître que les intellectuels américains agissent et produisent en symbiose totale avec l’appareil du pouvoir ; leur pensée « pratique » intéresse au plus haut point les décideurs politiques. Ce serait donc une erreur grossière que de considérer les discours américains sur le monde comme étant ceux d’apprentis sorciers naïfs et stupides ; si les Etats-Unis ont pris le relais de l’Europe à compter de 1945, ce n’est pas le fruit du pur et seul hasard. Quand la politique étrangère américaine se met en œuvre, elle se fait souvent à partir des scenarii proposés par ces différents think-tanks cités plus haut. Comme le disait le regretté Jean-Paul Mayer, ces « centres de réflexion » sont les véritables stratèges de la politique américaine[3] et les méconnaître serait une impasse majeure dans la compréhension de ce grand pays.

Pour un adepte de la real-politik, la politique est un choc de volontés et souvent une lutte de tous les instants. L’adversaire d’aujourd’hui n’en est pas diabolisé pour autant car il peut devenir l’allié de demain ; les exemples historiques foisonnent à ce sujet. Or, reflet d’une culture, d’une singularité, les américains assimilent bien volontiers leurs ennemis au mal. « Un puritain ne fait pas la guerre pour de simples questions d’intérêts qui peuvent et doivent se régler par une discussion loyale. Si cela ne se déroule pas de façon satisfaisante et conduit à des difficultés, c’est parce que l’interlocuteur est méchant et ne joue pas le jeu »[4]. Cela nous mène à entendre des propos présidentiels incongrus, juste après le 11 septembre 2001, comme : « Pourquoi nous haïssent-ils tant ? Qu’avons-nous donc faits de répréhensible ? ».

Le seul problème face à ces discours, c’est que lorsque l’on appartient « au reste du monde » (ROW pour reprendre l'acronyme états-uniens), ces visions ne nous parlent pas, ne nous conviennent pas, et elles ne pourraient nous satisfaire. Il ne s’agit pas ici d’anti-américanisme primaire, mais le résultat purement logique et compréhensible d’individus, de nations non-américains. Tout géopoliticien même commençant, sait que la civilisation n’est pas et ne peut être l’élément unique à même de permettre une analyse méthodique et rationnelle de la réalité mondaine. La géographie, la réalité des nations, les différences ethniques et raciales, la religion, l’idéologie, la politique et l’économie sont autant de facteurs entrant en ligne de compte pour lire le monde et ses mouvements. Certes, il y a une hiérarchie dans ces éléments, mais il appartient de ne pas choisir (?) celle qui nous est présenté par autrui, ce dernier fut-il le maître du monde, l’hyper-puissance mondiale elle-même. Le choix et la hiérarchie d’entre ces éléments ne peuvent et ne doivent être que le résultat de l’analyse politique des rapports de pouvoirs dans les relations internationales, c’est à dire le produit de la réflexion et de l’action de l’homme politique, œuvre géostratégique qu’il établit à partir des intérêts propres de son pays.

Cherchant à pallier cette difficulté représentée par le principe de souveraineté des Etats, les américains ont produit différentes parades stratégiques. Une d’entre elles a été d’assimiler un certains nombre de pays à une aire américano-centrée. Ainsi a-t-on entendu parler de « monde libre », de « monde occidental ». Cela pouvait certes se comprendre mais seulement à une époque donnée, celle de la guerre froide. Ce monde bipolaire est aujourd’hui bien achevé, nous sommes à présent – faut-il le rappeler à certains – dans un monde multipolaire. Dernière parade en date, la « lutte contre le terrorisme », toujours dans cette logique totalitaire du « qui n’est pas avec nous est contre nous ». Or, il n’est pas nécessaire d’être un géopoliticien pour constater que cette lutte globale, globalisante, se fait dans le seul dessein de créer un « nous » mais, faut-il le souligner, un "nous" composé de supplétifs asservis, vassalisés, au nom d’une liberté immuable (sic).

Par ailleurs, avec le développement du projet européen – quoi que l’on puisse en penser – une forte entité politico-économique se crée et, bon an mal an, se pose en s’opposant, jour après jour, à la seule (hyper) puissance mondiale actuelle : les Etats-Unis. En Afrique comme en Asie, différents pays commencent à se penser également comme pôle économique régional, sub-régional et donc à s’opposer à la vision unilatérale américaine du monde[5]. Il n’y a pas là l’ombre d’un anti-américanisme, mais simplement l’évolution naturelle historique, sociologique, économique des nouveaux centres de pouvoirs, des nouvelles puissances émergentes.

C’est dans ces pensées essentiellement « non-américaines », que s’ouvrent les perspectives de nouveaux rapports entre les nations, et la France, comme l’Europe auraient tort de ne pas s’engouffrer et de se penser dans ces nouveaux rapports entre les pôles de puissances nouvelles. Alors que la machine à billets vert tourne à plein régime, que les pressions de toutes sortes s'opèrent sur les membres invités non-permanents du Conseil de Sécurité de l'ONU, face à la volonté américaine d’instaurer à Bagdad un gouvernement "propre et démocratique" avec le concours d'un Conseil National Irakien ne représentant que lui-même, la France se grandirait en utilisant son veto au Conseil de Sécurité des Nations Unies si cela s'avérait nécessaire. Comme le dit justement le géopoliticien Ayméric Chauprade[6], avoir ce droit n’a aucun sens si, au moment où il faudrait le plus l’utiliser, il est simplement oublié. Si elle utilisait ce veto ou si elle votait soit contre une intervention injustifiée, soit contre le vote d'une nouvelle résolution proposée par les Etats-Unis en faveur de la guerre, la France serait non seulement suivie par plusieurs pays, mais elle renouerait avec son principe de souveraineté qui a fait d'elle sa "grandeur", créant par là même un premier coup d’arrêt à l’hégémon des temps modernes. Une telle France au Conseil de Sécurité de l'ONU serait pour le monde un facteur de paix et d'équilibre[7].

En produisant et acceptant une pensée et un discours non-américains, non américano-centré, il en va donc de la paix mondiale car plus il y aura de pôles, moins il y aura de chance qu’un conflit mondial éclate. Le philosophe politique Eric Werner[8] a donc raison de dire que plus il y aura de singularités, plus il y aura d’options politico-stratégiques, moins il y aura possibilité de conflits car les antagonismes seront diffus. Ce dont il faut être sûr, c’est que ce discours de la richesse et de la diversité du monde sera toujours perçu par les américains comme celui émanant de personnes, de nations «anti-américaines» ; un jugement proprement subjectif et irrecevable, disons-le tout net.

Le seul discours proprement « anti-américain » est celui professé par une entité baptisé « Al-Quaida » laquelle ne représente aucune puissance étatique ; c’est le seul pôle qui ose aujourd’hui s’affronter directement à l’hyper-puissance ; en cela, il peut séduire, il peut attirer la sympathie d'une certaine frange de la population mondiale. Mais ne nous y trompons pas : « Ben Laden et ses cinq anneaux »[9] s’intègrent en fait parfaitement dans la vision du monde américaine. Les Etats-Unis ont en besoin, au point que l’on puisse sincèrement avancer que si Ben Laden n’existait pas, il aurait été inventé. Cela relève en effet d’une nécessité vitale pour une puissance comme les Etats-Unis, après la chute du communisme soviétique, d’avoir un autre, une altérité, un ennemi désigné pour exister, et se re-constituer un « nous ». Un Julien Freund n'aurait sûrement pas récusé cette analyse, tout au contraire.

Dans une approche intelligente et ouverte du monde moderne, il ne s’agit pas de s’opposer et de nier l’autre, mais de se poser simplement, id est de se dire tel que l’on est, sans crainte ni mauvaise conscience et sans complexes. Le discours simple de la bonne foi des nations non-américaines (européennes, africaines, asiatiques) est donc de se penser en dehors du jeu des belligérants du jour (Etats-Unis vs « Islamisme », Etats-Unis vs « Axe du mal »), d’établir leurs rapports dans l’intelligence de leur singularité, de créer les conditions d’un monde réellement pluriel, c’est-à-dire non pas dans un « mélange global » mais dans la diversité unie. Le monde, disait un européen d’une autre époque, est un arc-en-ciel de nations dont les couleurs doivent rester distinctes. La beauté et l’harmonie résidant dans la distinction et la nuance.



[1] Le grand échiquier; l'Amérique et le reste du monde. Bayard éditions, 288p. 1997
[2] Editions Odile Jacob, 402p. 1997.
[3] Rand, Brookings, Harvard et les autres. Esprit de défense, Addim, 256p. 1997.
[4] Dieu de colère ; stratégie et puritanisme aux Etats-Unis. Jean-Paul Mayer. Esprit de défense, Addim, 240p. 1995.
[5] Entendre parler de "Pétro-Euro" doit agacer quelque peu le pays du billet vert.
[6] Géopolitique, constantes et changements dans l’histoire. Editions Ellipses, 911p. 2002.
[7] A contrario, une abstention de Paris serait une pitoyable attitude, le signe d'une politique de fanfaron, de "coq mouillé".
[8] L’avant-guerre civile. L’âge d’homme, collection Mobiles politiques. 120p. 1998.
[9] Cf. article sur le terrorisme du Préfet (H) Bernard Gérard, ancien directeur de la DST, in Intelligence et Sécurité, n°23, octobre 2002, page 6. www.intelsecu.org

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