Paru dans "La Lettre Sentinel", n° 25, avril 2005 [1].
Sur la côte orientale de Bornéo, à la frontière entre la Malaisie et l’Indonésie, une zone grise focalise les nationalismes respectifs, faisant monter la tension entre ces deux pays qui n’ont pas connu d’affrontement direct depuis la période dite de Confrontasi (confrontation) de 1963.
Sur la côte orientale de Bornéo, à la frontière entre la Malaisie et l’Indonésie, une zone grise focalise les nationalismes respectifs, faisant monter la tension entre ces deux pays qui n’ont pas connu d’affrontement direct depuis la période dite de Confrontasi (confrontation) de 1963.
Tout commença le 16 février 2005, quand la société d’hydrocarbures malaisienne Petronas[2] octroya deux contrats pour deux zones (les blocks ND6 et ND7), à la société Shell Malaysia pour l’exploration en un premier temps et l’exploitation partagée à plus long terme (PSC, Production Sharing Contract). Il est à noter que ladite société anglo-néerlandaise Shell a déjà des intérêts sur dix-sept autres « blocs » en Malaisie.
Le problème vient de la zone où ont été octroyée ces deux concessions : dans la mer de Célèbes (Sulawesi), là où les frontières maritimes ne sont pas entendues de la même façon par les deux protagonistes. Pour la Malaisie, cette zone est dans les limites de son territoire, ce que conteste l’Indonésie. Comme dans une tragédie, les deux parties sont persuadées d’avoir raison, de bénéficier du secours du Droit international, de mener un juste combat pour faire respecter leur souveraineté.
La Malaisie fonde la légitimité de son action à partir de ses propres cartes datant de 1979, cartes non reconnues par l’Indonésie ni par la plupart des pays de l’ASEAN (Association des Nations d’Asie du Sud-Est). Par ailleurs, la Malaisie n’étant pas reconnue internationalement parlant comme un Etat archipélagique (à l’inverse de l’Indonésie), elle ne peut réclamer les 12 miles supplémentaires (ZEE, zone économique exclusive) à partir de sa ligne des côtes pour étendre sa souveraineté; la Malaisie ne devrait donc utiliser en la matière que la même règle pratiquée dans ses relations frontalières avec les Philippines voisines, c’est à dire en utilisant les seules limites de son plateau continental, comme le lui prescrit la Convention des Nations Unies de 1982 sur la loi de la mer. Il reste que la zone de contact frontalière n’est pas si simple à définir entre ces deux pays, puisque ces derniers ne relèvent pas des mêmes règles de Droit en matière de souveraineté maritime.
Il faut rappeler à cette occasion que, depuis longtemps, existe un certain contentieux entre les deux pays, précisément en matière de souveraineté territoriale. Récemment encore, fin 2002, après presque dix ans de procédure[3], la Cour Internationale de Justice émettait un jugement[4] en faveur de la Malaisie, attribuant à cette dernière la souveraineté sur deux petites îles de cette zone (Sipadan et Ligitan), îlots jusque là avant tout appréciés pour leurs sites subaquatiques. Bien sûr, ces deux pays d’Asie du Sud-Est ne se sont pas battus uniquement pour défendre des coraux ou la faune luxuriante des environs, mais aussi pour le pétrole et le gaz qui gisent dans les fonds sous-marins de la zone. Toute la rive orientale de l’île de Bornéo recèle en effet des richesses en hydrocarbure, même s’il n’est encore pas totalement exploité, faut-il le dire[5].
Par ailleurs cette zone dite d’ « Ambalat », est depuis quelques années déjà le lieu de tractations entre grandes compagnies pétrolières[6]. En novembre 2004, Jakarta octroyait à ENI, ainsi qu’à l’américain Unocal, le droit de pomper du gaz naturel liquéfié dans la zone d’Ambalat. Les termes de ce contrat précisent qu’Unocal doit conduire en un premier temps une campagne d’étude aérienne au milieu de 2005 et finalement débuter les forages courant 2006. Mais il se trouve que Shell prévoit d’effectuer le même travail sous l’empire du contrat qu’elle a avec la Malaisie…
Suite à l’octroi par la Malaisie de concessions pétrolières sur des territoires maritimes qu’elle revendique, l’Indonésie envoyait rapidement sur place trois navires de sa marine de guerre[7] (TNI-AL) ainsi que deux avions de reconnaissance Nomad de type P-840 et P-834, le tout sous le commandement de la flotte orientale (Armatim) sous le commandement du Contre-Amiral Sosialisman, ainsi que quatre avions de chasse de type F-16. Par ailleurs, des forces terrestres (TNI-AD) étaient déployées en renfort non loin de la frontière.
Tout en tentant de calmer la situation en prenant des contacts directs avec ses homologues malaisiens, pour régler le problème par la voie diplomatique, le Président indonésien, Susilo Bambang Yudhoyono, venait lui-même le 7 mars, sur l’île de Sebatik, parcourir les avant-postes de l’armée et observer au périscope la zone-frontière à moins de huit kilomètres de là. Le Président ordonnait également le maintien et le développement des bornes frontières de la région, et demandait à ce que sur les îlots rocheux[8] relevant du territoire de la république, des balises et autres constructions viennent marquer concrètement la souveraineté nationale indonésienne. A la mi-mars, le gouvernement annonçait que vingt-cinq phares seraient construits sur différents îlots dans la zone disputée ainsi que dans d’autres régions frontalières au contact avec non seulement la Malaisie mais aussi Singapour, les Philippines et le Timor Oriental ; près de 215 000 dollars par infrastructure ont été alloués pour cette tâche.
Le nouveau chef d’Etat-Major de l’armée de Terre, le Lieutenant-Général Djoko Santoso participait à la montée de la tension en déclarant, deux jours après le Président Susilo, lors de la cérémonie du 44ème anniversaire du Commandement des Réserves Stratégiques (KOSTRAD) : « Nous sommes prêts à être déployé » ; et il constatait favorablement, à cette occasion, l’émergence de groupes de volontaires civils se disant « prêts à être mobilisés à la frontière pour sauvegarder la souveraineté du pays ».
En effet, dans plusieurs villes d’Indonésie, tant à Jakarta, à Semarang, à Surabaya ou à Makassar par exemple, des manifestations anti-malaisiennes ont eu lieu. Dans la capitale du pays, c’est un groupe[9] nommé « Forum d’études pour l’action démocratique » qui manifestait devant l’ambassade de Malaisie, avec banderoles dénonçant le pays « agresseur ». Dans la plus grande ville de l’archipel de Sulawesi (Célèbes), à Makassar, un certain nombre de résidents ont mis en place un « Front pour écraser la Malaisie[10] » dont le but est « de défendre le pays si les tensions continuaient ».
Force est de constater qu’une telle dispute territoriale arrive à point nommé pour l’armée indonésienne ; l’existence d’une menace à l’intégrité territoriale développant parmi la population le sentiment qu’une armée forte est une nécessité. Un argument qui n’est pas totalement faux puisque la marine indonésienne est loin de posséder les moyens matériels suffisant pour accomplir sa mission dans cet archipel aux 17 000 îles recensées, s’étendant sur 5 000 kilomètres d’Ouest en Est et sur 2 000 kilomètres du Nord au Sud, recelant des dizaines de détroits plus importants les uns que les autres. Mais utilisant à ses fins propres cet argument de la faiblesse devant un « ennemi potentiel », les forces armées indonésiennes (TNI) réclament des moyens plus importants, un budget plus conséquent. Le Chef d’Etat-Major des Armées (Panglima TNI), le Général Endriartono Sutarto, ne manqua pas de souligner que cette dispute encourageait la TNI à demander une augmentation du budget alloué à la défense lorsque le gouvernement proposera une révision du budget dans les mois prochains » ; sûr de lui, il affirmait déjà que « cet argent supplémentaire sera utilisé pour accroître l’équipement de la Marine (TNI-AL) et de l’Armée de l’Air (TNI-AU) ».
Dans le monde politique, le chef de la commission des affaires étrangères, des affaires politiques et de sécurité à la chambre des représentants (DPR), Théo L. Sambuaga, déclarait pour sa part que « la TNI avait le droit d’expulser par la force les malaisiens de ces îles disputées », que « si la Malaisie refusait d’obtempérer, il faudrait considérer la possibilité d’une action militaire » ; cette commission recommandait au gouvernement de « rappeler [son] ambassadeur en Malaisie pour une période indéterminée en signe de mécontentement devant les prétentions et intrusions malaisiennes dans l’espace maritime et aérien indonésien ».
L’ancien président de la haute assemblée du peuple indonésien (MPR), Amien Rais ajoutait, quant à lui, que le gouvernement devait impérativement concentrer tous ses efforts pour conserver cette zone et ces îles, sinon les pertes des îles comme celles de Sipadan et de Ligitan se répèteraient.
Une délégation constituée de membre élus du parti d’opposition (PDI-P) au MPR, qui voulait pour sa part dans les premiers jours de mars, se rendre à l’ambassade de Malaisie et rencontrer des représentants diplomatiques afin de discuter de cette affaire, s’est vue refuser son entrée dans l’enceinte par le personnel de sécurité. Ce n’est que quelques jours plus tard que ces représentants ont pu faire part à quelques membres de la représentation diplomatique malaisienne[11] du sentiment de mécontentement partagés par leurs compatriotes au sujet de l’affaire.
Cette montée de tension entre la Malaisie et l’Indonésie arrive dans un contexte particulier pour ce dernier. Premièrement l’Indonésie est en passe de quitter son siège de membre de l’OPEP[12] pour quotas de production en baisse régulière depuis dix ans et des importations inversement proportionnelles en la matière sur la même période. En effet, si Jakarta exportait encore 100 000 baril/jour (bpd, baril per day) de pétrole brut en 2003, ce niveau chutait à 30 000 bpd en 2004 ; l’archipel devenant finalement à la fin de l’année dernière un importateur net en hydrocarbure. Cette réduction s’explique en grande partie par un manque d’investissements suffisant dans les zones off-shore recelant du pétrole ou soupçonnées d’en détenir[13].
Deuxièmement, le gouvernement indonésien, bravant les critiques et autres manifestations[14], renonçait au 1er mars de subventionner les produits pétroliers à la vente, mesure pourtant nécessaire que n’avait pas eu le cran de prendre l’année dernière pour des raisons électorales, la dernière Présidente indonésienne, Megawati Sukarnoputri[15]. La réduction des subventions[16] fit immanquablement monter les prix du transport[17], pénalisant une grande partie des indonésiens, ceux qui ne possèdent pas de véhicules[18]. Mais en réalité cette hausse touche davantage une autre catégorie sociale, celle qui possède une voire plusieurs voitures, grande consommatrices d’essence[19]. Cette catégorie d’indonésiens nouveaux ou anciens riches, profitaient allègrement des subventions jusque là, alors qu’ils avaient largement les moyens de payer quelques milliers de Roupies supplémentaires pour leur plein d’essence.
Cette mesure a tout de même été tempérée et limitée pour ne pas toucher les plus démunis, ceux qui utilisent quotidiennement du pétrole pour cuisiner leurs aliments ; en effet, la fin des subventions ne s’applique pas à ce « dérivé pauvre » du pétrole. Force est de constater que si pour des raisons budgétaires le Président Susilo a décidé d’assainir la situation des subventions inconsidérées[20], son gouvernement dans le même temps va non seulement redistribuer les fonds sauvegardés[21] à destination de programmes améliorant les plus pauvres de ses administrés dans les domaines de l’éducation et de la santé, mais aussi ajouter plusieurs milliards de Roupies pour ces dépenses ciblées. Une mesure courageuse qu’il faut porter au crédit de ce nouveau gouvernement, tant le sort des pauvres indiffère généralement la plupart des Etats de la région.
Ajoutons pour finir sur cette affaire d’Ambalat, que si la Malaisie joue sur le flou juridique existant actuel pour marquer des points et étendre sa souveraineté et engranger des bénéfices issus du pétrole, ceci pourrait se retourner contre elle, tant cette dispute sert paradoxalement les intérêts de « l’agressé » ; en effet, au niveau national, l’Indonésie renforce sa cohésion, la TNI retrouve une légitimité, et sur le plan international, Jakarta fait preuve de maturité en protestant diplomatiquement auprès de « l’agresseur » et en portant le problème devant les instances juridiques internationales. Cette action légitime par la même la demande indonésienne pour obtenir un siège de permanent au conseil de sécurité de l’ONU, siège qui relève d’une importance nationale et stratégique pour l’Indonésie, pays qui compte le plus grand nombre de musulmans au monde, pays qui a fait preuve au cours des dernières élections législatives et présidentielles de 2004 que la démocratie était bien enracinée sur son sol.
Quelles sont, finalement, les enseignements de ce problème de légitimité territoriale. Tout d’abord, que cette « affaire » relève davantage d’un affrontement pour des revenus issus du pétrole[22] et de ses dérivés que pour une portion de territoire, même si la question de l’intégrité territoriale est chose sensible chez les militaires et l’ensemble de la population indonésienne. Deuxièmement, que dans un contexte de déclin de sa production en hydrocarbure, l’Indonésie voit d’un œil très inquiet et jaloux les nouvelles zones d’exploration/production. Cette crise dans la zone d’Ambalat rappelle enfin également que derrière un conflit entre Etats se cache (parfois ?) un conflit entre grandes compagnies pétrolières.
Notes :
[1] Sentinel, Analyses & Solutions - 36, rue Scheffer - 75 116 Paris info@infosentinel.com
[2] Société d’Etat.
[3] Le 2 novembre 1998, l’Indonésie et la Malaisie priaient la Cour de déterminer, sur la base des traités, accords et de tout autre élément de preuve produit par les Parties, si la souveraineté sur Pulau Ligitan et Pulau Sipadan appartient à la République d’Indonésie ou à la Malaisie.
[4] Arrêt du 17 décembre 2002.
[5]La société française Total est néanmoins présente et ce depuis plusieurs dizaines d’années, entre les villes de Balikpapan et de Samarinda en Indonésie, exploitant plusieurs puits terrestres et off-shore, prospectant également.
[6] Ainsi, déjà à la fin des années 1990, l’Indonésie octroyait à la société Shell des droits d’exploration sur cette zone ; toutefois, sans explications claires, Shell rompait unilatéralement le contrat en 1999 et cédait ses droits à la société italienne ENI. Ce n’est que plus tard que Shell entra en contact avec la Malaisie, jusqu’à un accord pour l’exploitation de cette même zone d’Ambalat. En 2004, ENI a mené des explorations et découvert de grosse réserve un peu à l’Est d’Ambalat, dans les eaux profondes. Cette zone recèlerait entre un et deux milliards de barils de pétrole et entre 3 et 5 trillions de pieds cubique de gaz naturel liquéfié (LNG). Cf. Van Zorge Report, 28 mars 2005.
[7] Les KRI (Kapal Republik Indonesia) Wiratno, KRI Rencong et KRI Nuku, bientôt rejoint par trois autres navires, les KRI Singa, Tongkol et Tubun.
[8] Dont l’atoll d’Unarang.
[9] Il ne serait pas étonnant que ces manifestations ne soient pas entretenues, voire davantage, par des associations liées à l’armée et à la police.
[10] Reprenant le vieux slogan de Sukarno « Ganyang Malaysia » (Ecrasons la Malaisie !) du début des années 1960.
[11] Ils n’ont pu rencontrer l’Ambassadeur de Malaisie, Hamidon Ali.
[12] L’Indonésie est le seul pays asiatique à siéger dans cette organisation qu’elle rejoignait en 1962. Mais pour rester au sein de l’OPEP, l’Indonésie doit produire un minimum de 1,4 millions de baril par jour, ce qu’elle n’arrive plus aujourd’hui manifestement.
[13] L’investissement indonésien dans le secteur de l’hydrocarbure atteignait pourtant sept milliards de dollar en 2004.
[14] Dans plusieurs villes du pays des manifestations contre cette réduction des subventions ont regroupées plusieurs milliers de personnes, permettant à l’occasion à certains groupes islamistes, comme le Hizbut Tahrir Indonesia, d’utiliser ce « créneau » pour redorer leur blason auprès de la population.
[15] Elle n’a pas été réélue pour autant… Ce qui ne l’empêche pas aujourd’hui avec son parti politique, le PDI-P, de critiquer la décision courageuse du gouvernement de Susilo Bambang Yudhoyono.
[16] De 61 trillions de Roupies l’année dernière à 39 trillions cette année, soit 4,2 milliards de dollar US pour 2005.
[17] Les gouvernements locaux ont toutefois fait limiter cette hausse, avec des plafonds s’échelonnant entre 9 et 19%.
[18] qui se rendent à leur travail en minivans publics, en bus économiques ou encore en bus metromini, comme par exemple dans la capitale Jakarta.
[19] Habituellement du genre 4X4, modèle Kijang pour les moins riches, ou BMW et Mercedes pour les plus nantis.
[20] La politique de subvention n’avait pas pris en compte dans ses calcul une hausse à 50 dollars le baril, comme c’est le cas aujourd’hui, mais avait tablée sur un prix moyen tournant autour de 25 dollars le baril, le prix en début d’année 2004.
[21] près de 10,5 milliards de Roupies, soit environ 1,13 milliards de dollars US.
[22] Environ 40 milliards de dollar de perte pour les protagonistes.
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