« Tout ce qui est grand se dresse dans la tempête »
Platon (République, 497d, 9) (1)
Malgré tout. Oui, malgré tout, il faut continuer. Cette époque nous montre l’abjection érigée en vertu, l’immonde présentée en modèle, le méprisable cosmétiqué en honorable. Et il faut continuer son chemin, malgré tout...
Mais l’époque est-elle vraiment responsable ? On accuse le temps, mais je crois simplement que c’est l’homme qui est ainsi ; pas l’époque. C’est l’homme qui fait son temps, pas l’inverse. Ce n’est pas notre temps qui est à vomir, mais... l’homme !
Que nous disent alors ces hommes d'aujourd'hui sur ce qu’ils sont ? Pas des choses reluisantes malheureusement… L’homme est toujours une créature misérable et qui pense que le monde est né avec lui - ce nain assis sur des épaules de géant -, qui se croit au-dessus de tout car cet homme a un I-pad, pianote sur le net pour savoir tout sur tout, est en contact Skype avec l’autre bout du monde, peut aller n’importe où en voiture sans se perdre - même s’il n’y est jamais allé et n'a jamais tenu une carte papier de sa vie - grâce à son GPS, se croit supérieur à ceux qui sont morts avant lui car ils n'avaient pas d'emails, ne recevaient pas de sms, ne participaient pas aux réseaux sociaux, etc. Sans parler de la délectation de cet homme de notre temps (2) à regarder et à se délecter de l’ordure télévisuelle, du sordide des journaux dégénérés et pervers présents sur tous les étals, du consternant avec le discours politique qui se répand sans vergogne et à dose létale sur tous les vecteurs médiatiques. Sans oublier ces « hommes et femmes de vertu », ces politiques, ces bonnes consciences, qui nous disent que dire, que penser, que faire et comment faire dans notre époque troublée, ceux qui parlent en bons samaritains, en donneurs de leçons à d’aucuns qui se cherchent en ces temps incertains et tâchent de demeurer droits, alors que dans le même temps, ceux-là mêmes qui parlent se vautrent dans la veulerie, le stupre, la concussion, la corruption, etc. Eux qui, justement, sont sensés être des modèles, des exemples, des témoins (ou en tout cas, se posent en tant que tels) ! Il ne faut pas être dupe de tout cela. Nous ne le sommes pas. Alors, que dire ? Que faire ?
L'on pourrait qualifier ce propos de naïf, d'in-nocent ; vous auriez peut être raison. Vous diriez que, n’étant pas dupe, l'on devrait être plutôt cynique, car si l'on sait certaines choses et qu’en ces temps, le cynisme est le dernier refuge des idéalistes ; vous auriez sûrement raison. Mais, voyez-vous, tout le monde n'est pas aussi « doué »… même pour le cynisme ; tout le monde n’a pas cette capacité. L’on ne peut-être cynique que si l'on a justement perdu l’in-nocence ; mais, voyez-vous, cette dernière se colle à certaines personnes comme une terre généreuse et gorgée d’eau à une semelle providentielle, celle de leurs pieds. Ils ne font rien de particulier, d’efforts incommensurables pour demeurer ainsi : ils sont ainsi ! On ne se refait pas ; mais pendant ce temps, le monde nous refait. C’est toujours le tragique des in-nocents d’ailleurs : vouloir refaire le monde et se faire refaire par lui ! Mais il reste encore un espoir malgré tout : le jardin… l’environnement immédiat, la famille restreinte, les amis choisis, le « cercle » défini (3).
Alors, d'aucuns se sont dit, maintenant, nous allons tracer plus justement, plus profondément nos « cercles » ; et gare à ceux qui les dérangeront, y pénétreront sans y avoir été invité, accepté. Dans ces cercles, nous préserverons ce à quoi nous croyons, ce qui nous donne le frisson : notre foi, nos valeurs, nos principes, même et surtout s’ils sont jugés par notre temps (par les hommes de notre temps, pour être plus précis) « désuets », « dépassés », « incongrus ». Dans ces cercles, nous maintiendrons la flamme, celle qui est en nous depuis un temps inconnu, indéterminable, celle du don de la Grâce ; nous la protègerons cette flamme comme un veilleur anachronique, comme un gardien de phare perdu, comme une sentinelle oubliée, mais comme un brigand aussi. Il faut se battre pour cette flamme ; elle est ce qui nous constitue, celle qui nous maintient debout, vivant, avec l’honneur… de pouvoir se regarder en face.
Cette flamme nous la transmettrons aussi à nos enfants, dans l'espoir qu'ils la maintiendront, car nous croyons en un avenir meilleur, car nous croyons au salut de l'homme et simplement car nous avons la Foi, celle des charbonniers, celle des simples, pas celle des bourgeois, des assis, des premiers rangs de cathédrale, des bouffis d'orgueil envisonnés, cortisonendraculés (4), des bien-pensants et de ceux enfin qui nous fatiguent depuis bien trop longtemps...
"Je suis l'homme des cendres bien froides qui croit en un tison quelque part survivant ", disait René Char (5).
Notes :
(1) François Fédier propose cette traduction très signifiante "Tout ce qui est grand s'expose à la tempête". On la trouve à la fin du discours du Rectorat de Martin Heidegger.
(2) Un héros de notre temps, dirait un Lermontov.
(3) Cela fait penser au mot d'Archimède, lors de la prise de Syracuse, au soldat romain venu l'arrêter, alors qu'avec un bâton il faisait des calculs sur le sol: "Ne dérangez pas mes cercles".
(4) Cf. le mot du poète Michel Deguy, in Disney-World, Poèmes II (1970-1980).
(5) Cf. Recherche de la base et du sommet. A une sérénité crispée (1952).
Iconographies :
René Char : http://www.devoir-de-philosophie.com/images_dissertations/26610.jpg
Edgar P. Jacobs : L’énigme de l’Atlantide in TINTIN - pages spéciales de 1955 p.10
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